"Les traditions disparaissent mais pas chez nous", murmure Hossine Oubrahim, un doyen du village d'Aït Kine, qui abrite l'un des rares greniers collectifs toujours en activité dans le Sud du Maroc.
À une cinquantaine de kilomètres de la ville de Tata, ce village berbère de l'Anti-Atlas est perché à plus de 1.000 mètres d'altitude. Dans un paysage d'oliviers et de palmiers, adossé à des collines stratifiées, la bourgade est une fenêtre sur l'héritage patrimonial du royaume.
Imposante citadelle de protection et de stockage des biens du village, son grenier collectif (appelé "agadir" en langue amazighe), probablement édifié au XVIIIe siècle et restauré en 2012, est toujours fonctionnel, témoin d'une organisation communautaire multiséculaire qui tend à disparaître.
"Nous avons grandi avec la tradition d'y entreposer nos graines, fruits secs, huiles et objets de valeurs", raconte à l'AFP M. Oubrahim. "Et on continue à la respecter", affirme fièrement le septuagénaire drapé de la traditionnelle tunique bleu indigo des berbères.
Fierté. Le mot revient souvent dans la bouche des habitants d'Aït Kine à l'évocation du "monument" qui "représente notre esprit communautaire", renchérit Abdelghani Charai, un commerçant de 60 ans de retour sur la terre de ses ancêtres après des années de pérégrinations.
Protection et sécurité
L'agadir, bâti en pisé au centre du village, est protégé par une muraille presque infranchissable, surmontée d'une tour de guet en pierre. À l'intérieur, 76 compartiments sont agencés en trois niveaux autour d'une cour à ciel ouvert où a été placée une citerne en pierre pour le stockage de l'eau.
"Il reste 63 familles dans le village qui utilisent chacune leur case. Les autres sont parties mais elles conservent leurs archives ici", confie le gardien des lieux, Lahcen Boutirane. Elles y stockent de l'orge, des dattes, des amandes, mais également des documents, tels que des actes de mariages et de naissance, des textes religieux et des contrats, des recettes de remèdes magiques, écrits sur des tiges de palmiers.
"Le grenier était une garantie de sécurité, surtout en cas de 'siba'", de rébellion des tribus locales contre le pouvoir central, explique M. Charai.
Les greniers collectifs sont considérés comme des espaces sacrés et inviolables, régis par des droits coutumiers, protégeant les récoltes en cas de sécheresse mais aussi d'attaques, confirme l'archéologue Naïma Keddane, spécialiste de ces édifices de l'Anti-Atlas, une chaîne de montagnes dans le sud-ouest du Maroc.
"De par toute l'histoire qu'il renferme, il est important de garder un lien avec ce lieu qui témoigne de l'ingéniosité de nos ancêtres", plaide Lahcen Boutirane, qui veille sur le grenier d'Aït Kine depuis des années.
"Institutions solidaires"
S'il subsiste encore des greniers collectifs en Afrique du nord, en Algérie dans l'Aurès, en Tunisie méridionale et en Libye dans le Djebel Nefoussa, c'est au Maroc qu'ils sont les plus nombreux, même si la plupart ne sont plus utilisés.
Le royaume compte plus de 550 anciens "iguidar" (le pluriel d'agadir) dans différentes régions, principalement dans le Centre et le Sud, selon le ministère de la Culture qui prépare leur inscription au patrimoine mondial de l'UNESCO. La variété de ces constructions atteste de leur valeur patrimoniale: greniers grottes ou à flanc de falaises, couronnant des collines ou dominant une vallée.
"L'enjeu est de sauvegarder les greniers collectifs marocains alors qu'ils ont quasiment disparu en Algérie, en Tunisie et en Libye", estime l'architecte et anthropologue Salima Naji. Passionnée par ces "institutions solidaires", elle a entrepris la restauration de l'agadir d'Aït Kine, qui attire désormais aussi bien des érudits que de simples curieux.
Emanuele Maspoli, un voyagiste, accompagne aujourd'hui des touristes italiens qui mitraillent la belle porte en bois sculpté, ornée de fer forgé, du grenier. "Nous faisons le tour des greniers de la région, des lieux extraordinaires qui témoignent de la richesse historique des oasis marocaines", vante le guide quinquagénaire qui parcourt le Maroc depuis dix ans.
"C'est un lieu magique!" s'enthousiasme Antonella Dalla, une des touristes, en arpentant le grenier.