Présentés commes des rebelles et délinquants, il s'agissait en réalité de civils abattus par des militaires. "Je n'ai pas tué, mais j'ai contribué à ce que cela se fasse", a admis cet officier de 53 ans.
La révélation de ces exécutions extra-judiciaires a déclenché un énorme scandale dans une Colombie minée par six décennies d'une guerre interne qui a fait plus de huit millions de victimes (morts, disparus et déplacés).
Après 22 ans de service dans l'armée de terre, Rincon a été mis en retraite, condamné pour disparition forcée et homicide. De 2006 et 2008, cet homme au regard d'acier commandait la 15e Brigade mobile, dans le département Norte de Santander, dans l'est de la Colombie.
L'offensive contre les guérillas était alors si intense que la morgue du village d'Ocaña a débordé. Craignant une crise sanitaire, le maire et le curé ont, en septembre 2008, fait transférer 25 corps dans une fosse commune. Plusieurs ont alors été identifiés comme ceux de civils disparus depuis des semaines.
-Faux morts au combat-
Rincon affirme avoir su lors de l'exhumation qui étaient ses victimes: des jeunes de Soacha, banlieue pauvre de Bogota, à 740 kilomètres de là.
"J'ai donné les moyens (...) de les faire passer pour des morts au combat", précise-t-il.
Il confie des faits pour lesquels il comparaît devant la Juridiction spéciale de paix (JEP), issue de l'accord de 2016 avec l'ex-guérilla des Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (Farc), aujourd'hui désarmée.
"Je n'ai pas dénoncé et j'ai permis que les unités déployées là-bas, dans la zone de combat, recourent à de telles pratiques", admet-il.
Les soldats tenaient le compte des guérilleros et narco-paramilitaires tués lors des affrontements, amplifiés sous le président Alvaro Uribe (2002-2010). Les bons résultats étaient récompensés en médailles, permissions et promotions.
Rincon, détenu dix ans, a été condamné en 2017 à 46 ans de prison pour l'assassinat de cinq jeunes, âgés de 20 à 25 ans, présentés comme "tombés au combat".
Deux civils, agissant comme recruteurs, emmenaient les victimes en autobus jusqu'à Ocaña, leur faisant miroiter un "argent rapide". Puis des soldats de l'unité Espada les exécutaient. "Je n'ai jamais eu à leur expliquer (...) je leur ai seulement dit: vous allez partir en opération, on va vous livrer des personnes et vous savez ce que vous avez à faire."
-Des milliers de "faux positifs"-
Victor Gomez avait 23 ans lorsqu'il a fait ce voyage sans retour avec deux autres.
"Ils les ont saoulés, puis les ont emmenés jusqu'à (...) un faux barrage militaire où les recruteurs les ont livrés (...) Le lendemain, ils étaient morts", a expliqué Carmenza Gomez, mère de Victor.
Tous trois ont été présentés comme membres d'un gang. "Victor avait une balle dans le front, un coup de grâce", précise cette femme de 62 ans, sous protection depuis des menaces dues à sa volonté de "chercher la vérité".
Des milliers de morts au combat -des "positifs" en jargon militaire- étaient en réalité des civils abattus de sang froid. Le Parquet a été saisi de 2.248 cas de ces "faux positifs", dont 59% tués entre 2006 et 2008, du temps du président Uribe, aujourd'hui sénateur et qui nie toute responsabilité.
-"Contribuer à la guerre"-
Des enquêtes judiciaires ont été ouvertes contre 29 généraux.
Rincon avait un jour été interpellé par le chef de l'armée de terre, le général Mario Montoya, depuis retraité et qui comparaît lui aussi devant la JEP.
En demandant comment il comptait "contribuer à la guerre", Montoya lui avait suggéré: "Pourquoi ne sortez-vous pas des types de la morgue, vous leur mettez un uniforme et vous les déclarez comme résultats."
Bien qu'il n'ait jamais reçu l'ordre direct de tuer, Rincon a révélé l'existence d'"un Top 10" des unités militaires, dont le succès se mesurait en nombre de morts.
L'avocat du général Montoya assure que son client "n'encourageait absolument rien".
"Il y a 2.140 militaires cités dans des enquêtes sur des exécutions extra-judiciaires, soit 0,9% de ceux opérant dans l'armée de terre durant la période (...) cela montre qu'à aucun moment il n'y a eu de directive pour des faits aussi atroces", affirme Me Andres Garzon.
-Vérité dangereuse-
Rincon est en liberté provisoire depuis 2018 afin de se présenter devant la JEP, qui enquête sur les crimes les plus graves commis par des guérilleros des Farc et des militaires.
Après avoir demandé pardon pour ses crimes, il doit dire la vérité et dédommager ses victimes, en l'occurrence les familles, pour bénéficier d'une peine alternative.
Ayant échappé à un attentat en novembre dernier, il a été mis sous protection, comme 19 autres des 219 militaires comparaissant devant la JEP. Son avocate, Tania Parra, a elle aussi été menacée.
"Raconter la vérité après plus de 50 ans de conflit (...) implique évidemment un risque", souligne Giovanni Alvarez, directeur de l'unité d'investigation et d'accusation de la JEP.
Suspendues en raison du Covid-19, détecté en Colombie le 6 mars, les audiences ont repris le 4 mai.