"Quand on voit la situation dans la rue, il y a un parallèle avec les années 1990", souffle Morgado Vasco Muxlhanga, 56 ans, évoquant les défilés du mouvement islamophobe allemand Pegida en plein coeur de sa ville de Dresde (est), chaque lundi depuis octobre 2014.
Il n'avait que 19 ans lorsqu'il est venu prêter ses bras à la RDA communiste en 1980, comme 15.000 Mozambicains censés acquérir dans ce "pays frère" une formation qu'ils utiliseraient à leur retour, où 60% de leur salaire devait les attendre. Aucun n'a jamais revu cette somme, pourtant prélevée sur leur paie allemande.
"On fuyait aussi la guerre civile" qui a ensanglanté le Mozambique de 1976 à 1990, rappelle Emiliano Chaimite, 50 ans, qui voit désormais de jeunes Syriens, Irakiens ou Afghans raser les murs de Dresde, théâtre d'une recrudescence d'actes xénophobes, après avoir quitté leur propre pays ravagé par les combats.
"Après le gros travail de sensibilisation mené jusqu'à l'arrivée de Pegida, on se sent catapultés en arrière", déplore cette figure locale, infirmier et responsable associatif, nominé en 2012 parmi les "héros du quotidien" du journal berlinois Tageszeitung.
'Dehors ! A Auschwitz !'
Leur histoire méconnue, éclipsée par celle des Turcs bien plus nombreux venus travailler en Allemagne de l'Ouest, a fait l'objet l'an dernier d'une bande dessinée de Birgit Weyhe, "Madgermanes", d'après le surnom mozambicain évoquant la contribution de ces hommes au "Made in Germany".
Morgado Vasco Muxlhanga a rejoint un abattoir et Emiliano Chaimite une fonderie, découvrant une vie rythmée par l'usine, les nuits en chambrée, l'apprentissage de l'allemand et les cours du soir, mais aussi les premières sorties, amitiés et amours. Tous deux ont épousé des Allemandes.
Mais à la Réunification en 1990, ce quotidien réglé vole en éclats: les "Vertragsarbeiter" ("travailleurs sous contrat", distincts des "travailleurs invités" de l'Ouest) perdent emploi et logement.
Et dans une société déboussolée, le racisme naguère masqué par la ligne internationaliste du parti et la solidarité ouvrière éclate au grand jour.
"Les jeunes avec qui on jouait au foot ont commencé à dire 'Les étrangers dehors ! A Auschwitz !', et les collègues se sont mis à changer de trottoir", se souvient Emiliano Chaimite, qui s'était pourtant senti "chaleureusement accueilli" en RDA après avoir connu le racisme colonial.
La violence culmine le 6 avril 1991 quand Jorge Gomondai, 28 ans, voisin et collègue de Morgado Vasco Muxlhanga, meurt jeté sur les rails d'un tram dans le centre de Dresde, après avoir été agressé par 14 skinheads. Son décès, considéré comme le premier meurtre raciste post-Réunification, se conclut par un fiasco judiciaire, faute d'enquête sérieuse.
Affirmation
"C'était horrible. On s'est rassemblé par petits groupes à Berlin: 'Vous voulez vraiment rester ici ?'", raconte Augusto Vinheque, alors jeune ajusteur tout juste arrivé dans la capitale allemande, avant d'être à son tour blessé dans une agression en 2001.
De ces années sombres, tous racontent les insultes et cris de singe, la peur de rentrer à pied, le souci de préserver leurs enfants, mais aussi leur patiente affirmation, personnelle et collective, dans un pays dépourvu de tradition multiculturelle.
Sur les conseils d'un pasteur, Emiliano Chaimite entame des études d'infirmier, intègre l'hôpital puis fonde en 2003 une association "africano-européenne", pendant que Morgado Vasco Muxlhanga devient informaticien, entre à la mairie et écrit un livre, "Ma vie dans trois pays".
"Il faut tout faire pour que la situation s'améliore", soupire M. Muxlhanga, alors qu'un groupe de travail des Nations unies a dénoncé fin février le "racisme structurel" visant les Noirs en Allemagne, "à l'école, au travail et dans l'espace public".
Emiliano Chaimite, qui a essayé en vain de d'ouvrir le dialogue avec Pegida, pointe de son côté la ligne longtemps tenue par les conservateurs, selon laquelle "l'Allemagne n'est pas un pays d'immigration". L'arrivée de plus d'un million de demandeurs d'asile en 2015 et 2016 a contraint le pays à revoir ce dogme.
"Un tel discours imprègne les gens, qui s'attendent à nous voir repartir", poursuit-il. "Mais aujourd'hui je me sens Allemand et citoyen de Dresde. J'aime cette société parce que je n'avais jamais vécu dans une démocratie et qu'ici j'éprouve chaque jour ma liberté".
Avec AFP