Jeanne Diouf, 45 ans, discute calmement avec sa cousine sur le pas de la porte d'un immeuble du centre de Dakar lorsqu'une grenade lacrymogène explose et l'oblige à se réfugier à l'intérieur de la cour.
Près de l'Assemblée nationale sénégalaise où se tient lundi un débat crucial sur un report de la présidentielle initialement prévue le 25 février, les forces de l'ordre ont reçu ordre de ne laisser approcher aucun manifestant. Ils quadrillent la zone et dispersent tout début de rassemblement, traquant les protestataires jusque dans les ruelles alentour.
"Si la proposition de loi passe aujourd'hui, (le président) Macky Sall ne va plus s'arrêter. On nous a retiré le droit de nous exprimer par les urnes et on nous empêche de manifester dans la rue. Ce n'est pas normal", s'indigne Mme Diouf d'une voix douce mais assurée.
Financière de formation, elle affirme manifester pour la première fois, pour réclamer le respect du calendrier et lutter contre l'injustice. Elle est persuadée que les Sénégalais ne laisseront pas la loi passer, que la mobilisation va grossir.
L'heure est plutôt à la déception lundi matin pour les quelques dizaines de manifestants qui ont répondu à l'appel de l'opposition à s'opposer à ce qu'ils appellent "un coup d'état institutionnel", et qui accusent le président Sall, au pouvoir depuis douze ans, de vouloir se maintenir coûte que coûte à la tête de l'Etat. Comme la veille, la mobilisation est faible, avouent-ils. "Je suis très déçu, je m'attendais à ce qu'il y ait foule", déclare Mamadou Thioune.
Spectre sahélien
"Depuis ce matin, je ne sais pas où et avec qui parler. Les leaders politiques doivent montrer l'exemple et aller sur le terrain", dit-il. "Tout le monde fait comme si ce n'était pas son affaire, mais c'est l'affaire de tous, du pays tout entier. La mobilisation sur les réseaux sociaux n'est pas suivie sur le terrain", déplore-t-il. "Pourtant, ce qu'il se passe est très grave et injustifiable".
La décision annoncée samedi par le président de reporter sine die la présidentielle quelques heures avant l'ouverture officielle de la campagne a créé une situation sans précédent et fait l'effet d'un coup de tonnerre.
"Autrefois, le Sénégal était un pays exemplaire sur le plan démocratique", estime M. Thioune. "A présent, ce qu'il s'est passé dans le Sahel", à savoir une succession de coups d'Etat au Mali, Burkina Faso et Niger et le début de périodes dites de transition avant un retour à l'ordre constitutionnel, "pourrait se passer ici".
Pour Moussa Sene, un manifestant de 33 ans qui sillonne le centre de Dakar avec un petit groupe de jeunes, la responsabilité du report est imputable à la France, l'ancienne puissance coloniale. "Macky Sall n'aurait pas fait ça sans le soutien de la France. Quand il sera parti, on débarrassera l'Afrique de la France", lance-t-il d'une voix forte.
Dans un communiqué dimanche, Paris, en froid avec les nouveaux régimes militaires africains, a appelé le Sénégal à lever les "incertitudes" afin que les élections puissent se tenir "dans le meilleur délai possible".
"Pas suicidaire"
Lundi matin, le centre de Dakar était moins animé qu'à l'accoutumée et l'odeur des gaz lacrymogènes piquait le nez et les yeux. Certaines boutiques près du Parlement avaient fermé leurs grilles.
De nombreux travailleurs avaient reçu pour consigne de travailler chez eux par crainte d'une nouvelle éruption de violence après les troubles meurtriers de mars 2021 et juin 2023, liés à l'arrestation puis la condamnation de l'une des principales figures de l'opposition, Ousmane Sonko, aujourd'hui incarcéré.
"Comme tous les Sénégalais, je ne suis pas d'accord avec la décision de reporter les élections et je suis triste pour mon pays, mais je ne veux pas non plus de la casse comme il y en a eu ces dernières années", dit Mamadou, un jeune agent de sécurité de 27 ans, sous couvert d'anonymat. Les troubles des années précédentes ont sérieusement affecté l'activité économique dans un pays où beaucoup vivent au jour le jour.
Amath Ndiaye, un banquier, s'indigne de la situation, "une calamité qui rend triste tout le monde". "Macky Sall cherche à se maintenir au pouvoir sous un prétexte fallacieux", se lamente-t-il. S'il pense s'engager plus activement, il n'ira pas manifester. "Si je dépasse l'Assemblée, je vais me faire arrêter tout de suite. Je ne suis pas suicidaire", dit-il.
Selon des groupes de la société civile et des partis d’opposition, près de mille membres et militants de l’opposition ont été arrêtés dans tout le pays depuis mars 2021.
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