"J'étais choquée et bouleversée. Nous avions rapidement eu des différends après le mariage mais cela n'était jamais apparu aussi terrible", dit cette mère de trois enfants à l'AFP.
Sadaf Mehmood est l'une des nombreuses Indiennes musulmanes touchées par le "triple talaq", ce mot répété trois fois par leur mari pour faire cesser toute vie commune, parfois même par Facebook ou WhatsApp.
Cette pratique, interdite dans de nombreux pays musulmans, est acceptée en Inde, l'un des rares pays à l'autoriser bien qu'il soit officiellement laïc.
"La talaqnama (lettre de divorce) m'est arrivée sans préavis ou avertissement", raconte cette mère de 31 ans, depuis sa ville de Bhopal (centre) et qui peine désormais à joindre les deux bouts sans le soutien de son mari.
Egalement divorcée, Shayara Bano a porté l'affaire devant la Cour suprême contre cette pratique qui provoque une fureur croissante parmi les millions de femmes musulmanes en Inde.
"Je comprends que mon mariage soit fini mais il faut faire quelque chose pour que d'autres femmes musulmanes ne souffrent pas comme moi", dit Mme Bano à l'AFP à propos de sa requête, suivie par au moins une autre femme.
- 'Citoyennes de seconde classe' -
Les minorités religieuses en Inde, dont font partie les 155 millions de musulmans du pays, sont gouvernées par le droit spécifique de leur religion, une mesure destinée à assurer la liberté religieuse dans ce pays à majorité hindoue.
Mais des femmes estiment que le Muslim Personal Law Application Act, basé sur la charia et qui autorise le "triple talaq", est détourné de son esprit en permettant aux hommes de quitter soudainement leurs familles.
"Les femmes sont traitées en général comme des citoyennes de seconde classe dans notre société et elles sont en plus victimes de discrimination par ceux qui interprètent mal la religion", dit Sadia Akhtar, qui travaille pour l'ONG Bharatiya Muslim Mahila Andolan, spécialisée dans le soutien des femmes musulmanes.
Selon une étude réalisée l'an dernier par l'ONG, la grande majorité des femmes sont favorables à l'abolition de cette pratique. Sur les 4.000 femmes interrogées pour cette étude, environ 500 ont déclaré que leur divorce avait été prononcé par un triple talaq.
Quelque 50.000 musulmans ont signé une pétition promue par l'ONG dans le cadre de sa campagne pour interdire cette pratique.
Le Coran prévoit une procédure de divorce en 90 jours à partir de la prononciation du premier talaq, un délai de 30 jours devant être observés entre chaque talaq afin, selon les spécialistes, de laisser le temps à la réflexion et la réconciliation.
La plupart des spécialistes jugent donc que le talaq instantané s'écarte des préceptes du Coran.
Pour Akhtarul Wasey, professeur d'études islamiques à la Jamia Millia Islamia de New Delhi, le triple talaq "a perdu de son essence et est devenu une loi arbitraire".
La plupart des pays musulmans, dont le Bangladesh voisin, l'ont interdit.
- Réticence au changement -
Mais les responsables musulmans en Inde rechignent à modifier le droit qui régit la minorité, craignant une dissolution de leur identité religieuse: certains craignent en effet que les fondamentalistes hindous n'en profitent pour réclamer l'abolition de la loi spécifique aux musulmans.
Car les minorités religieuses assistent à une montée en puissance des extrémistes hindous, encouragés par l'arrivée au pouvoir du Premier ministre Narendra Modi en 2014. Et le gouvernement nationaliste hindou s'est même engagé à remplacer les lois personnelles des minorités religieuses par un code civil commun pour renforcer l'unité nationale.
Kamal Faruqui, membre d'une organisation musulmane influente, estime que le droit pour les musulmans de pratiquer l'islam selon la charia doit être protégé à tout prix.
Le triple talaq "est un problème pour les musulmans", mais le changement de la loi "est inacceptable", dit ce représentant du All India Muslim Personal Law Board.
"Nous dissuadons les musulmans de divorcer et le triple talaq ne devrait jamais être utilisé. Les couples devraient se tourner vers la voie de sortie honorable mentionnée dans le Coran", ajoute-t-il.
Shaista Ali, une femme habitant également Bhopal, raconte avoir fait appel au clergé musulman pour obtenir de l'aide après l'annonce soudaine du divorce par son mari.
Mais, dit-elle, ces hommes "ont pris le parti de [ses] beaux-parents" qui l'avaient mise à la porte. "On ne peut pas empêcher les talaqs mais il faudrait prévoir des conséquences pour que les hommes y réfléchissent à deux fois avant de dire +talaq, talaq, talaq+".
Avec AFP