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La nuit du coup d'Etat manqué en Turquie : deux photographes de l'AFP racontent


Recep Tayyip Erdogan, président de la Turquie.
Recep Tayyip Erdogan, président de la Turquie.

Deux photographes de l'AFP basés à Istanbul, Bulent Kilic et Ozan Kose, l'ont échappé belle dans la nuit de vendredi à samedi alors qu'ils couvraient la tentative de coup d'Etat militaire dans les rues.

Bulent a été agressé par une foule déchaînée, Ozan s'est retrouvé pris entre les tirs croisés de soldats et de policiers.

Voici leur récit d'une des nuits les plus dramatiques qu'ait connues la Turquie depuis des décennies, sur la base d'interviews pour le blog de l'AFP (making-of.afp.com) :

KILIC: Vendredi soir, je prenais des photos d'un des deux ponts sur le Bosphore qui avait été illuminé aux couleurs du drapeau français, bleu blanc et rouge à la mémoire des victimes de l'attentat de Nice, en France.

Tout à coup, j'ai réalisé que la circulation sur le pont avait cessé. Ce n'était pas normal parce qu'on n'était pas à une heure de pointe. Des amis et collègues m'ont appelé pour me dire qu'il se passait quelque chose et j'ai téléphoné à Ozan. Lui aussi m'a dit qu'il se passait quelque chose.

J'ai alors pris la voiture avec deux autres photographes et nous sommes partis vers le pont.

Nous sommes passés devant une école militaire d'où le coup d'Etat était apparemment parti. A ce moment-là, nous avons entendu dire que l'armée avait fermé le pont et je conduisais comme un fou. Un soldat nous a fait signe de nous arrêter. J'ai ralenti et pris des photos par la vitre.

"Pourquoi est-ce que vous conduisez comme ça", m'a-t-il demandé.

"C'est moi qui devrais vous poser la question", j'ai répondu.

"L'armée a pris le pouvoir", a-t-il dit.

A ces mots, j'ai percuté la voiture qui se trouvait devant moi. Mon pied avait dû glisser du frein et j'ai oublié de freiner de nouveau.

"Ok, merci", ai-je dit en repartant vers le pont, conduisant de manière encore plus folle. En chemin, j'ai vu des gens en uniforme qui avaient arrêté d'autres gens. J'ai pris quelques clichés. Les gens en uniforme ont commencé à me crier dessus. "Ok, désolé", ai-je crié en retour, et j'ai continué mon chemin.

Une fois sur le pont, j'y ai vu des tas de soldats. Je suis rentré chez moi prendre mon gilet pare-balles, mon casque et d'autres équipements car j'étais sûr qu'il y aurait des affrontements. L'histoire de la Turquie est pleine de coups d'Etat. J'avais six mois au moment du dernier mais j'ai lu des livres, j'en ai parlé à mon père. J'ai une idée de comment ça se passe. Je suis reparti en direction du pont.

- Ils ont commencé à nous tirer dessus -

KOSE : Le vendredi soir, je me trouvais au consulat de France pour prendre des photos d'une cérémonie pour Nice. Vers 21h00 je suis rentré chez moi. Là, j'ai lu des tweets disant que des soldats bloquaient les deux ponts sur le Bosphore et avaient arrêté des policiers et que des scènes du même genre se produisaient à Ankara. J'ai compris que quelque chose n'allait pas mais je n'ai pas pensé à un coup d'Etat militaire.

Je me suis rendu aux bureaux du Premier ministre. J'imaginais que s'il y avait un coup d'Etat, ils tenteraient de s'en emparer. J'y suis resté une heure mais rien ne se passait, il n'y avait pas de soldats.

J'ai vu des policiers qui stoppaient des voitures dans la rue et prenaient leur clé. Au bout d'une heure, j'ai entendu dire que des soldats se trouvaient place Taksim. Je suis parti vers la place. D'abord à pied - il n'y avait ni taxi ni bus dans les rues. Puis j'ai réussi à faire s'arrêter un minibus qui se dirigeait dans cette direction avec huit personnes.

Le chauffeur nous a fait descendre près d'une base militaire proche de Taksim. Et tout à coup on a commencé à nous tirer dessus. Des policiers se trouvaient d'un côté, des soldats de l'autre. Et nous, au milieu.

Un des hommes qui étaient avec moi dans le minibus a été touché à la tête. Il ne se trouvait qu'à un mètre. Je l'ai vu tomber au sol. J'ai entendu des balles siffler autour de moi, j'ai vu des douilles à mes pieds. Alors j'ai commencé à courir.

J'ai couru comme un dératé. Au bout de 200 m, je me suis arrêté près d'une voiture blanche. Le chauffeur avait été touché, il était affalé sur le siège. J'étais en état de choc. Je ne comprenais pas ce qu'il se passait.

J'ai pris quelques photos de lui et je suis parti en courant vers la place Taksim.

- Tant de gens prêts à mourir -

KILIC : Revenu sur le pont, j'ai vu des gens qui commençaient à se rassembler devant les soldats. J'ai pensé à l'Egypte. En Egypte, les gens avaient entamé une marche et les soldats leur ont tiré dessus. Ici aussi, des gens se sont mis à marcher sur le pont sur le Bosphore et les soldats ont commencé à tirer dans la foule. Quand j'ai vu ça, j'ai pensé qu'il se passait quelque chose de grave.

Je me suis mis à l'abri. J'étais choqué -- je ne m'attendais pas à voir tant de gens prêts à mourir. Je pouvais voir les soldats tirer. Mais eux, les gens qui leur faisaient face, ne s'arrêtaient pas. J'ai reculé, envoyé des photos, je suis revenu et j'ai vu un char tirer sur la foule. Au même moment, j'ai vu des avions survolant la ville à basse altitude, franchissant le mur du son. J'ai pensé qu'ils allaient bombarder le poste de police et je me suis dit de ne pas m'en approcher.

Après, je ne sais pas comment ça s'est passé mais c'était déjà le matin. C'était comme dans un film - vous sortez pour un jour normal et tout à coup 24 heures ont passé. Voilà ce que j'ai ressenti. J'étais sorti faire des photos du pont pour l'évènement à la mémoire de Nice puis j'ai remarqué que le soleil se levait.

Avec AFP

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