Le 27 octobre 1971, Ahmed Timol, un enseignant communiste de 29 ans, est déclaré mort après s'être, selon la police, jeté du 10e étage du quartier général de la police à Johannesburg, célèbre pour abriter des interrogatoires musclés.
A l'époque, l'enquête conclut que "le meurtre est exclu et le seul fait de l'imaginer est ridicule".
Mais jamais la famille Timol n'a cru à cette version officielle. Pendant des années, elle s'est attelée à compiler, avec l'aide notamment d'un détective privé, preuves et témoignages pour essayer de faire la lumière sur le drame.
Son long combat a payé jeudi avec le jugement rendu par la Haute Cour de Pretoria au terme d'une nouvelle enquête qualifiée de "première" en Afrique du Sud par le juge Billy Mothle.
"Ahmed Timol n'a pas sauté mais a été poussé du bureau 1026 ou du toit" du commissariat, a conclu le magistrat devant une salle d'audience comble. "Il ne s'est pas suicidé", a-t-il poursuivi, la police "a tué Timol" après l'avoir torturé.
La plupart des responsables de ce meurtre sont aujourd'hui morts, mais pas tous. Le juge a en conséquence recommandé au parquet de poursuivre Joao Rodrigues, le dernier policier à avoir officiellement vu Ahmed Timol vivant.
Lors de sa comparution devant le tribunal en août, Joao Rodrigues, aujourd'hui septuagénaire, avait maintenu sa version des faits: Ahmed Timol a sauté de la fenêtre du bureau 1026.
- 'Soif de vérité' -
L'ancien policier "a participé à cacher la vérité et devrait être poursuivi pour cela", a estimé jeudi Billy Mothle.
Le jugement de 129 pages a été salué par des applaudissements nourris et des "Viva Ahmed Timol" dans le tribunal de Pretoria.
Aujourd'hui, les parents d'Ahmed Timol "doivent sans aucun doute sourire depuis le paradis", s'est réjoui son neveu, Imtiaz Cajee, qui s'est battu pour faire éclater la vérité.
Le prix Nobel de la paix et ancien archevêque sud-africain Desmond Tutu a salué la persévérance des Timol qui ont été "guidés non par la vengeance mais la soif de vérité et de justice", dans une déclaration lue jeudi par la famille.
La réouverture de l'enquête Timol a replongé l'Afrique du Sud dans la brutalité du régime de l'apartheid, qui a officiellement pris fin en 1994.
Devant la Haute Cour de Pretoria se sont succédé pendant plusieurs semaines des médecins légistes, un ancien policier et des militants anti-apartheid qui ont décrit les tortures infligées par le régime ségrégationniste.
Un ex-policier repenti a détaillé la machine "à broyer" du gouvernement raciste: les électrochocs si puissants que "peu pouvaient les supporter", les testicules "écrasés comme du poivre", les "balayeurs", ces agents chargés de garder intacte la réputation de la police...
Des médecins légistes ont décrit les blessures d'Ahmed Timol avant sa chute, notamment sa mâchoire cassée et son crâne fêlé. Joao Rodrigues a lui soutenu que le jeune militant ne présentait aucune blessure avant de se suicider.
- 'Jugement historique' -
Avec le jugement rendu jeudi, "on finit le travail inachevé de la TRC", la Commission vérité et réconciliation chargée entre 1996 et 1998 de faire la lumière sur les crimes politiques de l'apartheid, a réagi Salim Essop, interpellé en même temps qu'Ahmed Timol.
"Nous avons la justice que nous avons attendue depuis quarante-six ans", s'est réjoui, ému, le frère de la victime, Mohamed Timol. "C'est un jugement historique."
Entre 1963 et 1990, 73 personnes sont mortes en garde à vue et jamais à ce jour, aucun policier n'a été tenu responsable.
L'affaire Timol redonne "l'espoir aux familles" qui ont perdu leurs proches dans des conditions similaires à Ahmed Timol, a réagi jeudi Marjorie Jobson de l'association de Khulumani, qui vient en aide aux victimes de l'apartheid.
"Il est temps que justice soit rendue. On a eu trop d'années d'impunité", a-t-elle dénoncé.
Dans la salle d'audience, Lasch Mabelane, 63 ans, a écouté attentivement le jugement. En février 1977, son frère, Matthews, était tombé officiellement de ce même 10e étage.
"Nous sommes très heureux du jugement rendu aujourd'hui. C'est très significatif" pour nous, a-t-il réagi à l'AFP.
Son père Phillip, 95 ans, n'avait pas fait le déplacement à Pretoria. Mais devant la presse, Imtiaz Cajee a souhaité que le vieil homme "assiste de son vivant" au même dénouement que les Timol.
Avec AFP