"Je suis une grosse camée, d'habitude j'ai besoin de deux doses", souffle Esther Wanjiru avant d'enfoncer sa seringue dans une veine abîmée: comme de nombreux déshérités de Nairobi, elle fait partie des victimes collatérales du trafic d'héroïne, en pleine expansion en Afrique de l'Est.
Cette jeune femme de 22 ans squatte avec une soixantaine d'autres toxicomanes un terrain vague jalonné de chèvres et d'abris de fortune derrière une église de Kawangware, un bidonville de la capitale kényane.
Ici, la dose de poudre blanchâtre coûte 120 shillings (90 centimes d'euros).
Cet opiacé issu du pavot, majoritairement produit en Afghanistan, rejoint l'Europe principalement par la "route des Balkans", en sillonnant l'Asie mineure et le Proche-Orient. Mais le conflit syrien et le renforcement des contrôles frontaliers face à la crise migratoire ont poussé les trafiquants à tracer un nouveau chemin via l'Afrique de l'Est.
"Le Kenya était auparavant un itinéraire de transit et devient de plus en plus une destination pour l'héroïne qui arrive d'Afghanistan", explique à l'AFP le patron de l'Agence kényane de lutte antidrogue (Nacada), Victor Okioma.
Signe de l'augmentation du trafic, les saisies d'héroïne et de morphine - un antidouleur très contrôlé - ont été multipliées par dix en Afrique entre 2008 et 2018, la majorité en Afrique de l'Est, selon l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC).
Croissance et stabilité
Le Kenya attire les trafiquants car "c'est un des pays les plus stables de la région", avec une économie en croissance dotée de bonnes infrastructures de télécommunications, expliquait en février Amado de Andrés, alors qu'il était directeur de l'ONUDC pour l'Afrique de l'Est.
Outre la création de gardes-côtes en 2018, le Kenya a renforcé les contrôles de conteneurs dans ses ports et participe depuis peu au programme de contrôle aéroportuaire Aircop avec Interpol. Mais l'héroïne continue de se répandre dans le pays.
L'Afrique de l'Est en reçoit une quarantaine de tonnes par an et "cinq tonnes restent dans la région" pour être consommées principalement au Kenya, pour une valeur d'"environ 150 millions de dollars", détaille M. de Andrés.
Acheminée via l'océan Indien, l'héroïne a d'abord conquis la région de Mombasa, deuxième ville du pays et premier port d'Afrique de l'Est, puis a gagné Nairobi.
Cette poudre très addictive est désormais la deuxième substance illicite la plus consommée, derrière le cannabis.
"L'héroïne est même consommée dans les écoles", s'alarme Victor Okioma: 0,5% des élèves de 6 à 13 ans avouent y avoir déjà goûté, ainsi que 1,2% des 14-18 ans.
En 2018, le ministère kényan de la Santé recensait 27.000 héroïnomanes, injecteurs ou fumeurs, dans un tiers des comtés du pays.
La même année, l'ONG Global Initiative Against Transnational Organized Crime évoquait, elle, plutôt 55.000 injecteurs au Kenya et notait que "l'Afrique connaît aujourd'hui la plus forte augmentation d'utilisation d'héroïne dans le monde".
Traitements de substitution
Cette expansion pose un problème de santé publique. Outre l'hépatite C, injection et prostitution exposent les usagers d'héroïne au VIH: leur taux d'infection (18,3%) est trois plus élevé que celui de la population kényane (4,9%).
Le Kenya développe depuis 2014 l'accès à la méthadone, un traitement de substitution à l'héroïne.
A Karuri, au nord de Nairobi, 400 personnes viennent chaque jour à la clinique de Médecins Sans Frontières boire un verre de ce sirop orangé qui leur évite les symptômes de manque.
"La méthadone a vraiment changé ma vie. Sans ça, je ne serais pas vivant aujourd'hui", estime Josephat Kariuki, sous traitement depuis un an. Sans l'envie permanente de se piquer, ce trentenaire ne vole plus et a renoué avec sa famille.
Avec cette clinique, le Kenya compte désormais une dizaine de structures dédiées, fréquentées par environ 7.000 héroïnomanes, selon l'ONUDC. Pourtant, la méthadone reste encore inaccessible pour beaucoup.
Dans le terrain vague de Kawangware, James Kwenga a abandonné son traitement, distribué dans une clinique à l'autre bout de Nairobi. Le trajet lui coûtait environ 150 shillings (1,15 euros).
"Je ne peux pas me le permettre chaque jour", soupire ce sans-abri. "S'ils ne peuvent pas venir près d'ici, beaucoup de gens ne pourront pas vaincre cette drogue."