"Lingui, les liens sacrés" du réalisateur Mahamat Saleh Haroun, qui avait reçu le Prix du jury à Cannes en 2010 pour "Un homme qui crie", est l'un des deux films du continent (sur 24 au total) en lice pour la Palme d'or, aux côtés de "Hauts et fort" du Marocain Nabil Ayouch.
Dans l'histoire du festival, un seul réalisateur issu du continent africain s'est vu décerné la distinction suprême: l’Algérien Mohammed Lakhdar-Hamina en 1975 avec "Chronique des années de braise".
Applaudi de longues minutes à l'issue de la projection, le réalisateur n'a pas pu cacher son émotion.
"Je me souviens de la première fois où je suis arrivé à Cannes. J'étais au dernier rang là-haut et je me disais que ce serait bien que je sois en bas quand même. Et à chaque fois que je me retrouve ici, je me dis naïvement, mais si j'aime croire en cette idée, qu'il y a un jeune ou une jeune assis au dernier rang qui se dit qu'un jour il descendra ici, et ça, ça me galvanise", a-t-il lancé au public.
"Cauchemar permanent"
Conscient d'être le seul représentant de l'Afrique subsaharienne, Mahamat Saleh Haroun, assume d'en être une de ses voix, sans pour autant vouloir être réduit au rang de porte-parole de cette région: "Je ne suis qu'un vent qui passe mais pour que la vie continue il faut aussi d'autres vents, des bourrasques", plaisante-t-il lors d'un entretien à l'AFP.
"On essaye modestement de faire avancer les choses. En filmant au Sahel, j'ai aussi conscience que c'est un lieu où je peux produire des images positives dans un endroit où la vie est un cauchemar permanent", souligne celui qui a été un temps ministre de la Culture et du Tourisme de son pays.
Filmé dans les faubourgs de la capitale tchadienne N'Djamena, le film raconte l'histoire d'Amina, mère seule, qui découvre que sa fille de 15 ans, Maria, est enceinte. Une grossesse, fruit d'un viol, que l'adolescente ne veut pas, dans un pays où l'avortement est condamné par la religion, mais aussi par la loi.
Seules, marginalisées, surveillées, le film dresse un portrait fort de femmes qui tentent de survivre dans un milieu hostile où patriarcat et religion empoisonnement la vie des femmes. Seule lumière d'espoir, "le lingui", lien qu'elles vont tisser entre elles pour tenter de s'en sortir.
Comme lorsque Amina, fait le choix de soutenir sa fille dans sa quête pour avorter, allant à l'encontre de sa foi.
"Domination"
Pour son réalisateur, le film ne traite pas seulement de la question de l'avortement mais du "quotidien des femmes" au Tchad. "C'est un film sur les héroïnes du quotidien (...) Ce sont elles qui portent le monde qui les maintient dans une forme de domination. Parler des femmes c'est forcément parler de tous ces problèmes", souligne-t-il.
Le spectateur sent le regard bienveillant du réalisateur sur ces personnages en quête d'émancipation, à l'heure où le cinéma s'interroge sur le regard masculin dans les films (male gaze).
"En tant qu'homme, je fais partie du patriarcat mais on arrive toujours en tant qu'individus en conscience à se débarrasser de tout ce qu'on a eu en héritage. Il faut croire en cette possibilité que l'homme puisse changer", assure-t-il.
Un film dépouillé, qui réussit le pari de transporter le spectateur dans la réalité de N'djamena. "J'ai grandi dans le dépouillement, pour moi c'est important d'aller à l’essentiel", détaille-t-il.
L'autre film au programme de la compétition de cette troisième journée de festival est le long-métrage du Norvégien "Julie (en 12 chapitres)" de Joachim Trier. Jeudi soir, la star américaine Matt Damon devait également se présenter sur le tapis rouge pour "Stillwater" de Tom Mc Carthy, hors compétition.
Alors que l'épidémie de Covid continue de sévir dans le pays, le délégué général du Festival Thierry Frémaux a enjoint les festivaliers à bien porter le masque pendant les projections, quand sur les réseaux certains internautes se sont indignés du fait que des spectateurs ne les portent pas durant les films.