"Il y a une étroite ligne de démarcation entre la surveillance des individus et le suivi à des fins de recherche", indique Jenny Sussin, analyste chez Gartner.
Même quand l'espionnage n'est pas l'objectif initial, "rien n'empêche quelqu'un de créer un flux contenant seulement les informations de gens sur une liste" et de les "localiser (...) quand ils publient sur les réseaux sociaux depuis une certaine région".
Geofeedia, une société qui, comme beaucoup d'autres, commercialise des services d'analyse en puisant dans la gigantesque base de données représentée par Twitter, Facebook ou sa filiale Instagram, vient d'être épinglée par l'organisme américain de défense des droits civiques ACLU : elle a aidé la police à pister des militants lors de mouvements sociaux dans plusieurs villes américaines où des hommes noirs avaient été abattus par des policiers.
Twitter et Facebook ont coupé l'accès de l'entreprise à leurs flux de données. Dans le passé, Twitter avait déjà interdit aux services de renseignement américains d'utiliser le logiciel d'analyse des tweets Dataminr.
L'ACLU réclame toutefois plus d'efforts des réseaux, et notamment le blocage des applications utilisées par les forces de l'ordre ou pouvant servir d'outils d'espionnage.
Les entreprises doivent "connaître leurs clients" et "il y a des questions spécifiques qu'elles peuvent poser" pour cela, argumente Sophia Cope, avocate spécialisée dans les libertés civiles et les technologies à l'Electronic Frontier Foundation (EFF).
Débat récurrent
L'éventuelle coopération du secteur technologique avec des services de renseignement est un débat récurrent.
La justice française s'est penchée dans le passé sur des sociétés comme Amesys ou Qosmos, dont les logiciels étaient soupçonnés de servir à surveiller des opposants au régime de Kadhafi en Libye ou d'Assad en Syrie. Et Yahoo Mail était encore accusé début octobre d'avoir scanné des courriels pour les autorités américaines.
Le cas des réseaux sociaux a toutefois ceci de particulier que les données exploitées sont généralement publiques.
Le gouvernement "a ses propres salariés qui surveillent les réseaux sociaux. Mais ça demande de la main d'oeuvre. Qu'on ait des entreprises privées comme Geofeedia qui facilitent cette procédure et rendent plus simple la surveillance gouvernementale, c'est cela qui nous inquiète", indique Sophia Cope.
Les sociétés d'analytique ont souvent l'avantage d'être branchées directement sur des flux de données fournis par les réseaux aux développeurs d'applications ou aux médias. Cela permet un processus automatisé et appelé à s'améliorer avec l'essor de l'intelligence artificielle.
L'exploitation des données prend toutefois de multiples visages. A côté des espions des services de renseignement, on retrouve beaucoup d'annonceurs publicitaires souhaitant toucher un public précis, ou encore des chercheurs essayant d'en déduire des conclusions scientifiques ou sociologiques.
IBM avait ainsi annoncé cet été une coopération avec un centre de recherche brésilien pour suivre grâce à Twitter la propagation de maladies comme Zika, la dengue ou le Chikungunya.
Et à Los Angeles, le ministère de la Justice finance une étude menée depuis septembre par des chercheurs britanniques et l'ONG Rand: ils veulent vérifier si la police pourrait empêcher des crimes racistes en géolocalisant les commentaires haineux sur les réseaux afin de déterminer les quartiers les plus à risque.
"Ce n'est pas pour dire qu'il n'y a pas d'utilité mais il peut y avoir des abus", indique Sophia Cope. Pour elle, "toute sorte de surveillance ou de pistage est problématique" mais "la surveillance gouvernementale est pire" car elle enfreint des droits constitutionnels
Suivi à la trace
Ce qu'essayent surtout jusqu'ici Facebook ou Twitter, c'est d'écrire dans leurs conditions d'utilisations pour les développeurs ce qu'il est autorisé de faire ou pas avec les données, note Jenny Sussin.
Mais ils pourraient aussi rappeler aux gens en début de session qu'ils ont accepté de partager leur localisation, avance-t-elle, rappelant que sur les réseaux, "ce n'est pas la surveillance de tout le monde, partout et n'importe quand", mais celle de ceux "qui ont choisi de partager leurs informations".
"On participe volontairement à sa propre surveillance", renchérit Roger Kay, analyste chez Endpoint Technologies Associates. "Beaucoup de gens vivent leur vie de manière très publique", permettant à des espions, ou de simples criminels, de les suivre à la trace.
Et d'évoquer "Kim Kardashian et son récent braquage" à Paris : cette grande utilisatrice des réseaux sociaux y est depuis bien plus discrète.
Avec AFP