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"On les a suppliés": des rescapés de Bisesero dénoncent un "scandale français"


Les survivants tutsis du massacre de Bisesero, Eric Nzabihimana et Bernard Kayumba, à Paris, le 24 juin 2019.
Les survivants tutsis du massacre de Bisesero, Eric Nzabihimana et Bernard Kayumba, à Paris, le 24 juin 2019.

Il y a 25 ans jour pour jour, à Bisesero, deux Tutsi rwandais, Eric et Bernard, prenaient le risque de sortir des "trous" qui leur servaient de cachettes innommables face aux tueurs génocidaires et "suppliaient", en vain, des militaires français de l'opération Turquoise de les secourir.

Ces derniers reviendront bien pour les sauver, trois jours plus tard, le 30 juin 1994. Trop tard pour Joséphine, 12 ans, petite soeur d'Eric, et pour son épouse Catherine, 28 ans, tuées par les milices hutu les 28 et 29 juin, comme des centaines d'autres Tutsi réfugiés dans les collines de Bisesero.

Eric Nzabihimana raconte à l'AFP avec une acuité du souvenir et un calme impressionnants l'horreur du génocide, la peur des miliciens extrémistes hutu Interahamwe rôdant à la recherche de leurs proies, les blessés réfugiés dans les forêts, mutilés par les machettes, presque morts, les mois "à vivre comme des animaux" dans des trous dans le sol, à ne sortir que la nuit pour chercher à se nourrir.

Commémoration du génocide des Tutsis au Rwanda : des rescapés témoignent
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Eric, 55 ans, et Bernard Kayumba, 50 ans, de passage à Paris, jugent toujours "incompréhensible" l'"inaction" de ces militaires français le 27 juin 1994.

"Ça faisait près de 3 mois que j'étais dans les forêts; en banlieue de Bisesero, j'ai aperçu un convoi de camions (...) alors je suis sorti de ma cachette", explique Eric. "J'ai crié +au secours, on est pourchassés par des tueurs armés!+; ils ne se sont pas arrêtés, j'ai été obligé de m'interposer" pour tenter de stopper le convoi.

Plusieurs journalistes français qui accompagnaient les militaires ont été témoins de la scène, note-t-il.

Les survivants tutsis du massacre de Bisesero, Eric Nzabihimana (à gauche) et Bernard Kayumba, déversent de la terre de Bisesero dans la Seine, à Paris, le 26 juin 2019.
Les survivants tutsis du massacre de Bisesero, Eric Nzabihimana (à gauche) et Bernard Kayumba, déversent de la terre de Bisesero dans la Seine, à Paris, le 26 juin 2019.

"Nous leur avons montré des cadavres qui gisaient près de nous, qui saignaient". Eric prévient les militaires qu'il faut les secourir "maintenant. Sinon demain ou après-demain, il n'y aura plus personne...". "On les a suppliés", rappelle-t-il avec gravité.

Le 22 juin 1994, deux mois après le début du génocide au Rwanda (au moins 800.000 morts entre avril et juillet selon l'ONU, essentiellement au sein de la minorité tutsi mais aussi parmi les Hutu modérés), l'ONU a donné son feu vert à la France pour une opération militaire à but humanitaire, Turquoise. Sa mission ? "Contribuer, de manière impartiale, à la sécurité et à la protection des personnes déplacées, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda".

"Morts-vivants"

Selon ces deux rescapés, les militaires français ont répondu le 27 juin ne "pas être prêts". "'Faut que vous restiez dans vos cachettes, on pourra venir dans 2 ou 3 jours'", ont-ils ajouté, rapporte Eric.

"Les militaires français sont revenus" pour sauver les personnes encore en vie le 30 juin, relève Eric. "Il faut le reconnaître", dit-il. "Notre reproche, c'est qu'ils l'ont fait à la suite de pressions des médias" et "qu'ils auraient dû le faire avant, lorsqu'ils en étaient informés et capables".

Bernard Kayumba, 25 ans à l'époque, juge toujours "incompréhensible" cette attitude. Il venait de passer un mois terré avec sept personnes "dans un trou creusé à la main, la nuit, en cachette des tueurs".

"On était épuisés, des morts-vivants; il y avait des cadavres ici et là; on leur a dit +vraiment, il ne faut pas nous abandonner parce que si vous partez, ils (les tueurs) vont descendre sur nous+" des collines environnantes, relate-t-il.

Commémoration du génocide de 1994 au Rwanda
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"Mais ils ont répondu qu'ils n'étaient pas bien préparés, qu'ils allaient surveiller la zone avec des hélicoptères puis revenir", rapporte-t-il. Les militaires français "avaient des moyens de communication pour demander une intervention ou des effectifs à proximité", affirme Bernard. "Pourquoi dans trois jours et pas dans une heure?"

Face à cette réponse, "tout le monde était désespéré; je leur ai demandé de nous achever, de nous lancer une bombe pour en finir avec nous...", raconte-t-il.

Si les Français "avaient rempli leur mission humanitaire" et s'"ils étaient restés le 27, environ 1.000 Tutsi n'auraient pas été tués", martèle Eric. "Oui, oui", répète-t-il les yeux humides, secouant la tête.

Les survivants tutsis du massacre de Bisesero, Eric Nzabihimana et Bernard Kayumba, devant la Seine, le 26 juin 2019, à Paris.
Les survivants tutsis du massacre de Bisesero, Eric Nzabihimana et Bernard Kayumba, devant la Seine, le 26 juin 2019, à Paris.

Depuis 2005, Eric, Bernard et quatre autres rescapés, l'association Survie, la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH et LDH) et d'autres parties civiles accusent la force Turquoise d'avoir sciemment abandonné aux génocidaires les Tutsi de Bisesero. Les juges français ont clos leurs investigations sans prononcer de mises en examen (inculpations), ouvrant la voie à un non-lieu.

Pour Bernard, "Bisesero reste un scandale français" et "il faut que les militaires français reconnaissent leur échec à sauver les Tutsi à Bisesero".

Mercredi soir, ces rescapés ont symboliquement jeté des poignées de terre de Bisesero dans la Seine à Paris, "là où, entre les différents lieux de pouvoir français, des décisions ont été prises menant à l'inaction des militaires sur place, permettant aux massacres de se poursuivre", a affirmé l'association Survie.

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