Une pelleteuse s'anime sous un soleil de plomb. Au bord de la tranchée qu'elle creuse, une grappe d'enfants se bouchent le nez. L'odeur de corps putréfiés est insupportable et augmente à chaque coup de godet.
Des localités de Bushushu et Nyamukubi, dans l'Est de la République démocratique du Congo, il ne reste presque rien. Difficile d'imaginer qu'il y a un peu plus d'un mois, sous ces mètres de roches et de boue séchée, il y avait des villages. "Chaque jour en creusant, on tombe sur des cadavres", déclare Rodrigue Bonga, chef du chantier de réouverture de la route. "Aujourd'hui c'était deux corps, hier trois...", raconte-t-il, les yeux dans le vague, attablé dans un troquet de Bushushu, à la fin d'une énième journée à creuser dans la puanteur morbide des restes humains.
Officiellement, "seules" 443 personnes ont été enterrées, victimes des glissements de terrain qui ont englouti dans la soirée du 4 mai une grande partie des deux villages, lovés dans une baie du lac Kivu. Selon les services de la province, plus de 2.500 personnes sont toujours portées disparues. Mais passé les premiers jours et la mobilisation des habitants et de la Croix-Rouge locale, aucune opération de recherche n'a été lancée par les autorités pour retrouver les corps.
Début juin, devant l'AFP, l'administrateur du territoire de Kalehe, où s'est déroulée la catastrophe, évoque "plusieurs milliers de morts".
"Ce sont nos frères, nous sommes obligés de faire quelque chose", déclare l'ingénieur Bonga. Il se débat depuis le 29 mai avec une dizaine d'ouvriers, une unique pelleteuse et deux camions-bennes pour évacuer des milliers de mètres cubes de gravats. Il termine sa bière et lâche dans un soupir: "Nous sommes profondément affectés, pour nous la vie humaine est sacrée..."
Selon l'avocat Eric Dunia, tout le monde ne partage pas ces valeurs. Interrogé à Nyamukubi, il affirme que "des gens s'enrichissent sur le sang des victimes". Arrivé sur place cinq jours après la catastrophe, l'avocat – également assistant parlementaire à Kinshasa – accompagnait une délégation de ministres et de députés qui apportaient de l'aide humanitaire et de l'argent pour les survivants, ainsi que des cercueils pour enterrer les morts, après l'émoi national qu'avaient suscité les images de fosses communes creusées à la hâte.
"Même des cercueils"
Mais "même des cercueils ont été détournés", tonne un autre avocat, Me Augustin Chungachako. Il a porté début juin, pour un groupe de victimes, une dénonciation de détournement de l'aide humanitaire devant le parquet de Kalehe.
"Le 7 juin, le parquet a lancé des perquisitions et retrouvé 41 cercueils, des sacs de riz, des couvertures, des vêtements et d'autres matériels derrière le bureau de l'administrateur du territoire, dans un espace dédié aux enfants démobilisés des groupes armés, à plus de 20 km du lieu du drame", poursuit l'avocat. Selon lui, plusieurs personnes ont été arrêtées.
Quelques jours après la catastrophe, le gouvernement a annoncé une aide pour 200 familles sinistrées d'un montant de 2,5 millions de francs congolais (environ 1.100 dollars) par ménage. Mais "ils ont démembré le montant et chaque famille a reçu moins de 200 dollars", affirme Jospin Baluge Safari, 34 ans, rescapé de Bushushu et chef de file de la dénonciation.
Arrivés dans les valises de la délégation gouvernementale le 9 mai, les 200.000 dollars en cash d'aide aux sinistrés ont été retenus pendant plus de deux semaines sous le contrôle de l'administrateur du territoire à Kalehe-centre, à 20 km au sud des glissements de terrain.
Quand les comités locaux chargés de la distribution de l'aide ont cherché à récupérer cet argent, le pactole avait fondu. "Nous avons perdu 42.000 dollars, et ce que nous demandons à la justice c'est de chercher qui les a pris", enchaîne Jospin Baluge. Joint par téléphone, le parquet de Kalehe se réserve de tout commentaire et précise simplement que "l'instruction est en cours".
Dénuement
Une quinzaine de rescapés et des représentants de la société civile locale témoignent tous d'irrégularité sur les listes des bénéficiaires de l'aide.
"Ils nous disaient qu'il y avait beaucoup d'argent, mais eux-mêmes (les responsables de la distribution) ont détourné l'argent", s'emporte Namavu Luitire, veuve depuis la catastrophe. Elle n'a jamais pu recevoir les 2,5 millions de francs congolais, alors que son nom était sur la liste. Depuis un mois, elle survit avec sa fille sous un amas de tôles et de bâches, à flanc de montagne, dans un camp informel surplombant le lac, à deux pas de la coulée de boue qui a emporté son village.
"Nous avons fait des enquêtes, interrogé les gens, et nous nous sommes rendu compte qu'il y a eu des noms fictifs fabriqués pour des opérations 'retour'", précise l'assistant parlementaire Eric Dunia. Il dénonce un système de rétrocommission mis en place par certains membres des comités de distribution.
Adolphe Mulenga Byuma, 70 ans, qui avait été nommé "caissier" dans un de ces comités, témoigne avoir "distribué de l'argent à des gens qui n'étaient pas des sinistrés". Parfois, "la même personne revenait avec trois ou quatre noms différents, et prenait l'argent à chaque fois". Il affirme avoir tenté de dénoncer ces détournements en interne. Il a finalement été écarté du comité.
"Quand il y a eu distribution, nous ne nous sommes pas retrouvés sur les listes", explique Nico Kabumba Kalwira, "président" du site des rescapés de Nyamukubi. Il vit aujourd'hui dans une hutte de branches et de feuilles, dans le plus grand dénuement, à moins d'1 km de là où se trouvait sa maison.
Comme tout le monde ici, il a perdu des membres de sa famille, des amis, des voisins... "On se demande finalement s'ils nous aident ou s'ils cherchent à augmenter notre souffrance".
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