Dans la prison tchadienne de haute sécurité de Koro Toro, au beau milieu du désert du Djourab, l'une des terres les plus hostiles du Sahara, "on ne pense qu'à la mort", assène Nadjilem*. Il est l'un des rescapés d'un terrible périple, parfois mortel, qui a conduit plus de 600 jeunes Tchadiens, dont 83 mineurs, raflés à N'Djamena lors d'une manifestation réprimée dans le sang jusqu'à ce sinistre bagne.
Là, d'abord gardés par des co-détenus jihadistes selon les témoignages de certains, ils ont été jugés dans un procès de masse, sans avocats ni médias indépendants, après un mois et demi de détention.
Le 20 octobre 2022, une cinquantaine de personnes ont péri, selon le gouvernement, essentiellement des jeunes tués par balles dans la capitale par les forces de l'ordre, lors d'une manifestation de l'opposition contre le maintien au pouvoir pour deux années supplémentaires du président de transition, le général Mahamat Idriss Déby Itno.
Des "arrestations préventives" la veille, d'autres, massives, plusieurs jours après, ont été dénoncées par des leaders de l'opposition contraints à l'exil mais aussi des ONG nationales et internationales. Ils évoquent également "exécutions extra-judiciaires" et "tortures".
Ce "Jeudi noir", l'une des journées les plus meurtrières de l'histoire moderne de ce pays sahélien d'Afrique centrale, 621 personnes, selon le gouvernement – des jeunes hommes pour l'essentiel – avaient été arrêtées puis acheminées à Koro Toro, des baraquements sommaires entourés d'une haute enceinte, petite tache ocre sur les images satellites, assiégée par les dunes en plein centre du Tchad.
"Tue-le"
Dieudonné*, un ouvrier de 34 ans, raconte qu'il revenait d'un chantier de N'Djamena, la veille de la manifestation. Vers 21H00, des militaires l'ont embarqué avec d'autres hommes et conduit sur un terrain vague.
Comme d'autres revenus de Koro Toro, il se confie à l'AFP, anonymement et dans un lieu tenu secret. "Ils ont commencé à nous bastonner. Le chef a ordonné à ses hommes de me frapper. Ils m'ont attaché le cou avec une corde et j'ai entendu l'un d'eux dire 'aktoula'" ("tue-le" en arabe), se souvient Dieudonné, la terreur encore palpable dans la voix.
"Nous avons documenté plusieurs cas d'hommes arrêtés pour avoir simplement été dans le mauvais quartier, puis emmenés à Koro Toro", affirme Lewis Mudge, directeur pour l'Afrique centrale à Human Rights Watch (HRW).
C'est à 600 kilomètres et deux jours de voiture de la capitale, loin de leurs avocats et parents qui n'ont jamais eu de nouvelles pendant un mois et demi, certains assurant alors à l'AFP ne pas savoir si leur enfant était encore vivant. Deux jours de route marqués par les privations, et la mort pour certains, le long des pistes serpentant entre les dunes du Djourab, balayées par des vents brûlants.
"On était entassés les uns sur les autres dans le camion", décrit Nadjilem à l'ombre d'une église quelque part dans N'Djamena, en compagnie d'Yves*, également rescapé du périple. Pendant le trajet, "on ne nous donnait ni à boire, ni à manger. On demandait à boire l'eau des marigots, mais ils ont refusé, certains buvaient de l'urine pour survivre", lâche Yves, peintre en bâtiment de 28 ans, les yeux cachés par des lunettes noires.
Un "Guantanamo tchadien"
"On entassait les corps les uns sur les autres. Certains commençaient à se décomposer, alors les gardes les jetaient du camion", témoigne froidement Nadjilem. Dans une nature hostile qui sape tout projet d'évasion, "des personnes parvenaient à s'enfuir en sautant du camion", se souvient-il. "Certains ont eu de la chance, les autres se faisaient tirer dessus".
"Nous entendons dire que des corps ont été jetés sur le chemin et que de nombreuses personnes sont peut-être mortes au centre de détention. Nous travaillons pour le confirmer", avance Lewis Mudge.
L'Organisation mondiale contre la torture (OMCT) avait évoqué fin octobre plus de 2.000 arrestations mais le gouvernement n'en a admis, le 11 novembre, que 621 "dont 83 mineurs", tous emmenés à Koro Toro.
La prison a été construite en 1996 très loin de toute zone habitée, officiellement pour 500 à 600 détenus. Y sont notamment enfermés des condamnés pour "terrorisme", rebelles et jihadistes présumés de Boko Haram et du groupe Etat islamique, très actifs dans la zone du lac Tchad. D'où son surnom de "Guantanamo tchadien". "Aucun prisonnier ne peut s'en évader, au risque de mourir de soif", décrit un ancien ministre de la Justice sous couvert de l'anonymat.
Geôliers jihadistes
"Nous étions parqués à 40 ou 50 par cellule. On nous a confiés à des jihadistes, c'était nos geôliers. Ils nous frappaient avec des barres de fer", affirme Yves. "Ils ont choisi des détenus de Boko Haram pour nous torturer", renchérit Nadjilem. "On ne pensait qu'à la mort", lâche le jeune homme.
"Il y a des allégations sérieuses et fiables de cas de torture à Koro Toro, dont certains ont conduit à la mort", abonde Lewis Mudge. Le 11 décembre, 401 détenus sur plus de 600 déportés à Koro Toro ont enfin été jugés, dans la prison, un procès de masse sans avocats. Les mineurs avaient été ramenés à N'Djamena, où ils attendent toujours de comparaître devant un juge pour enfants.
Au procès, expédié en quatre jours, 262 détenus ont écopé de 2 à 3 ans de prison ferme notamment pour "violences" et "troubles à l'ordre public". Cent trente-neuf ont recouvré la liberté, dont 80 avec un ou deux ans de sursis et 59 relaxés purement et simplement, comme Nadjilem et Yves.
"Ils ont été arrêtés dans des conditions illégales, détenus dans des conditions presque inhumaines et jugés selon des procédures illégales", tance le coordinateur du collectif de leurs avocats, Frédéric Dainonet. Sollicités à de multiples reprises par l'AFP sur toutes ces accusations, le porte-parole du gouvernement et le ministère de la Justice n'ont jamais répondu.
Le général Déby a été propulsé au pouvoir à 37 ans par l'armée, à la tête d'une junte militaire de 15 généraux, le 20 avril 2021 à l'annonce de la mort de son père, le maréchal Idriss Déby Itno. Tué au front par des rebelles, il dirigeait le pays d'une main de fer depuis 30 ans.
Le nouvel homme fort de N'Djamena avait aussitôt promis de remettre le pouvoir aux civils par des élections après une transition de 18 mois, finalement repoussée de deux ans en octobre dernier à l'issue d'un dialogue de "réconciliation nationale" boycotté par l'opposition et les rebelles les plus actifs.
* Prénoms fictifs pour préserver l'anonymat