Les réseaux de passeurs, qui organisent les traversées clandestines de la Manche par bateaux, ont tout emprunté à la "criminalité organisée", compliquant la tâche des autorités françaises qui peinent à enrayer leur montée en puissance.
Le naufrage du 24 novembre 2021, dans lequel au moins 27 migrants sont morts, avait suscité une vive émotion et la promesse du gouvernement français de s'attaquer à ces réseaux.
Le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, avait alors promis le doublement des effectifs chargés de lutter contre l'immigration clandestine, la création d'antennes régionales de "l'office anti-passeurs" tandis que, dans la foulée, un avion de l'agence européenne de garde-côtes Frontex survolait la côte d'Opale, face à l'Angleterre, qui attire depuis des années les clandestins espérant y trouver un eldorado.
Londres a de son côté annoncé jeudi un projet controversé d'envoyer au Rwanda des demandeurs d'asile arrivés illégalement au Royaume-Uni, susceptible de s'appliquer à tous les étrangers entrés illégalement, d'où qu'ils viennent. Ce projet a suscité des réactions scandalisées des organisations de défense des droits de l'Homme, qui dénoncent son "inhumanité", et la "forte opposition" du Haut-Commissariat de l'ONU pour les réfugiés (HCR).
Le gouvernement britannique a aussi confié dès jeudi le contrôle des traversées illégales à la Royal Navy, à la place des garde-côtes, et va construire de nouveaux centres d'accueil dédiés aux clandestins qui arrivent sur les côtes anglaises.
Car les passeurs sont toujours là, sur fond d'explosion de la demande: en 2021, 52.000 personnes ont tenté cette traversée (dont 28.000 l'ont réussie, selon le ministère français de l'Intérieur), environ cinq fois plus qu'en 2020. Un record.
C'est la communauté kurde irakienne qui est à l'origine du phénomène des "small boats", qui a émergé en 2019 et supplanté depuis les tentatives par camions. Ce réseau a désormais "la mainmise sur les +spots+ de départ" du nord de la France, où elle gère "60%" du trafic, explique à l'AFP Laurence Marniquet, qui dirige le service d'investigation de la police aux frontières (Paf) dans la région.
"Règlements de comptes"
Le réseau y impose ses tarifs, en moyenne 2.500 à 3.000 euros le passage par personne, les lieux et les conditions de départ, ainsi que d'éventuelles sous-traitances à d'autres réseaux, notamment afghan ou iranien.
Et si un groupe tente de le supplanter? "Vous avez des règlements de comptes, des meurtres", poursuit la commandante Marniquet.
"Ils se professionnalisent", ajoute-t-elle, décrivant des bateaux de plus en plus surchargés (douze personnes par pneumatique en moyenne en 2019, 27 en 2021), l'emploi d'un millefeuille d'intermédiaires, ainsi que des "départs groupés" sur les 150 km de littoral.
"Ce sont des réseaux qui fonctionnent sur un modèle international et relèvent de la grande criminalité organisée", avec "des organisateurs, des financiers, des lieutenants, des petites mains", résume Fernand Gontier, directeur central de la Paf.
Les paiements ne s'effectuent jamais en France, pour brouiller le travail des enquêteurs: les sommes sont souvent débloquées dans le pays d'origine (en Irak, Iran, Afghanistan...) par les familles, une fois reçue la preuve de la traversée, généralement une capture d'écran de la géolocalisation en eaux anglaises.
Mais, malgré les difficultés, des coups de filets ont lieu. En 2021, une vingtaine d'organisations ont été démantelées, selon l'Ocriest, l'agence "anti-passeurs" que le ministère de l'Intérieur souhaite muscler.
"Trou dans la raquette"
Rizgar Hamed Amin, un Kurde irakien de 35 ans, a ainsi été condamné mi-mars à Dunkerque (nord de la France) à cinq ans de prison aux côtés de deux compatriotes. Il est accusé d'être à la tête d'un réseau de passeurs qui gérait notamment l'approvisionnement en bateaux sur le littoral et d'avoir organisé une vingtaine de traversées entre mai 2021 et janvier 2022.
"Le problème, c'est que quand on coupe une tête, une autre apparaît", déplore un enquêteur spécialisé, sous couvert d'anonymat.
Autre souci: "les réseaux ont une grosse base arrière à Osnabrück, en Allemagne. Si on veut vraiment endiguer les passages, il faut travailler sur l'offre de bateaux. Or aujourd'hui, on peut en acheter en Allemagne sans être inquiété", note la commandante Marniquet.
Selon un document de la direction centrale de la Paf rendu public après le naufrage, un événement survenu un mois auparavant a cristallisé la frustration côté français. Le 10 octobre 2021, deux personnes sont repérées à Osnabrück en train de charger cinq moteurs, cent gilets de sauvetage et neuf zodiacs dans un véhicule. La police les interpelle, puis les libère, après qu'un homme se présente muni d'une facture turque, plaidant l'erreur de livraison. Le matériel est restitué.
Les enquêteurs s'apercevront plus tard qu'un de ces bateaux a été utilisé pour franchir la Manche.
"En Allemagne, on a un trou dans la raquette", avait admis le ministre français de l'Intérieur en décembre. Pour être efficace, "il faut plus s'en prendre au matériel qu'aux personnes".
100.000 euros par bateau
Depuis plusieurs mois, le matériel nécessaire à la traversée ne se trouve plus en accès libre en France, où l'on a "tari" cette source, s'était félicité le ministre.
Les réseaux doivent donc se tourner vers d'autres pays. D'abord fabriqué en Chine, ce matériel est ensuite envoyé par conteneurs en Turquie, par laquelle il entre dans l'union douanière, où il n'est pas particulièrement scruté par des agents focalisés sur le trafic de stupéfiants. Il chemine ensuite par camion jusqu'à Osnabrück.
De là, des intermédiaires payés au lance-pierre, "qui ne savent souvent pas ce qu'ils font, vont déposer le matériel à des coordonnées GPS qui les mènent à une plage du littoral", raconte un enquêteur de la Paf.
Selon les enquêteurs interrogés, empêcher les départs est essentiel, car cela permet de frapper les trafiquants au portefeuille.
L'un d'eux synthétise: "Un bateau, avec toute la logistique, ça coûte peut-être 10.000 euros. A 2.000 euros de moyenne le passage, si vous mettez 50 personnes, ça rapporte 100.000 euros à chaque fois. C'est hyper lucratif, donc empêcher un départ, ça leur fait mal".