Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, un vendeur ambulant excédé par le harcèlement policier, s'est immolé par le feu sur la rue principale de Sidi Bouzid, ville marginalisée du centre de la Tunisie, déclenchant un mouvement de contestation sans précédent.
Le soulèvement fit quelque 300 morts dans le pays, mais les manifestations finirent par chasser du pouvoir le président Zine el Abidine Ben Ali le 14 janvier 2011, et par s'étendre à d'autres pays de la région, faisant tomber plusieurs autocrates.
Si la démocratisation de la Tunisie est largement saluée, l'espoir a cédé la place à la colère au fil des ans, en l'absence d'amélioration sociale.
Des centaines de personnes ont manifesté jeudi à Sidi Bouzid pour réclamer du travail, l'un des slogans phare de la révolution.
"Bande de voleurs !"
"Le travail est un droit, bande de voleurs!", ont notamment scandé des manifestants devant la sculpture de la charrette de Mohamed Bouazizi, qui trône toujours dans le centre-ville mais n'incarne plus un avenir meilleur.
Des manifestants ont brandi un cercueil sur lequel on pouvait lire: "chômeur âgé de plus de 45 ans sans sécurité sociale".
Le chômage continue à ronger les rêves d'une large part de la jeunesse, surtout dans les régions marginalisées, où de nombreux habitants sont toujours cantonnés à l'économie informelle, sans droits ni protection sociale.
Les salaires, bas, sont grignotés par l'inflation, et l'instabilité politique annihile l'espoir de voir se concrétiser des réformes de fond.
"Nous vous avons préparé la route vers la liberté, mais vous avez pris une déviation", peut-on lire sur de grandes affiches placardées en centre-ville, où de nombreux habitants vaquent à leurs occupations habituelles, exprimant un désintérêt "total" de l'évènement.
Aucune visite officielle n'était programmée jeudi dans cette ville. Même le président Kais Saied, un universitaire revendiquant les idéaux de la révolution, élu en octobre 2019 sur fond de rejet des dirigeants au pouvoir depuis 2011, a annoncé qu'il ne viendrait pas, officiellement en raison d'"engagements urgents".
"L'ambiance n'est pas à la célébration", explique à l'AFP le politologue Hamza Meddeb. En dépit des avancées "dans les libertés politiques", dix ans après la révolution "il y a un réel constat d'échec", poursuit-il.
La classe politique, plus fragmentée que jamais depuis les législatives de 2019, se déchire sans parvenir à passer à l'action alors que l'urgence sociale s'accentue, avec les retombées dramatiques de la pandémie de nouveau coronavirus.
L'économie reste entravée par l'inertie de l'administration et un népotisme toujours fort.
Les Tunisiens représentent actuellement la moitié des migrants arrivant illégalement en Italie: les traversées clandestines de la Méditerranée sont reparties à la hausse depuis 2017, face au manque de perspectives.
A Sidi Bouzid, une scène a été montée pour un concert de rap, avec comme thème "10 ans, l'attente est longue".
"Cet événement, qui montre l'importance de la révolution pour nous, ne cache pas la colère (...) face à la classe politique", a déclaré à l'AFP Youssef Jilali, porte-parole des organisateurs.
"Plus la patience"
Sidi Bouzid comme la capitale étaient sous haute surveillance policière jeudi.
Dans la capitale, une vingtaine de victimes des dictatures passées ont réclamé devant le siège du gouvernement les procès et indemnisations promises.
Des grèves, blocages de routes et manifestations se sont multipliés ces dernières semaines pour réclamer des emplois, des investissements et des services publics de base.
Le principal parti --d'inspiration islamiste--, le mouvement Ennahdha, peine à constituer une majorité stable au sein d'une Assemblée où siègent une multitude de formations. Les débats dégénèrent régulièrement, et des coups ont été échangés la semaine passée.
Même M. Saied, qui a été élu "avec beaucoup d'espoir, est en train de décevoir une partie de l'électorat", souligne M. Meddeb.
"Les gens n'ont plus la patience d'entendre des discours, ils veulent des actions concrètes, là, maintenant et tout de suite!".