Au Chili, pourquoi une telle explosion de violence ?

Sebastian Pinera, Valparaiso, Chili, le 1er juin 2019.

Considéré comme un modèle de stabilité politique et économique en Amérique latine, le Chili souffre pourtant de graves fractures sociales, nourrissant depuis des années un mécontentement social qui a fini par exploser, mais que de nombreux analystes avaient prédit.

Malgré le déploiement de l'armée, décrété samedi par le président conservateur Sebastian Pinera, des milliers de Chiliens ont continué d'exprimer leur colère dans la rue dimanche face aux inégalités d'un système politique et économique, qui dans de nombreux domaines, a peu évolué depuis la dictature d'Augusto Pinochet (1973-1990).

"De l'extérieur, on ne pouvait voir que les réussites du Chili, mais à l'intérieur, il y a des niveaux élevés de fragmentation, de ségrégation et une jeunesse qui, même si elle n'a pas vécu la dictature, a cessé de voter il y a de nombreuses années. Elle en a eu marre et elle est sortie dans la rue pour montrer sa colère et sa déception", a expliqué à l'AFP Lucia Dammert, professeure à l'Université de Santiago du Chili.

Avec une inflation de 2 % par an, un taux de pauvreté de 8,6 % et une croissance qui devrait atteindre cette année 2,5 % du PIB, soit l'une des plus élevées d'une région en crise, le modèle chilien fait des envieux en Amérique latine. Mais plusieurs indicateurs sociaux - comme la santé, l'éducation et les retraites, qui relèvent dans ce pays quasiment exclusivement du secteur privé - montrent de très fortes inégalités.

"Beaucoup de demandes latentes n'ont pas eu de réponse. La tension s'est accumulée, la frustration s'est renforcée chaque jour dans la vie quotidienne", souligne Octavio Avendaño, sociologue et politologue à l'Université du Chili.

Pour le spécialiste, ce n'est pas un hasard si la genèse de l'explosion sociale a été l'augmentation de 3% des tarifs du métro, une hausse qui touche le quotidien de très nombreux Chiliens et que le président Sebastian Pinera a finalement suspendue samedi face à des manifestations devenues incontrôlables.

- Consommation, endettement, déconnexion -

Le revenu par habitant au Chili, de plus de 20.000 dollars, est le plus élevé d'Amérique latine. Mais le système de retraites par capitalisation, très critiqué car il n'offre le plus souvent qu'une retraite inférieure au salaire minimum d'environ 400 dollars, des coûts élevés de santé et d'éducation, ainsi qu'un marché immobilier en surchauffe, constituent un cocktail explosif, selon plusieurs analystes.

Pour le sociologue Alberto Mayol, de l'Université du Chili, "dans une société où l'intégration sociale se produit à travers la consommation, les gens ont besoin de consommer (...) et pour cela doivent s'endetter".

L'endettement est l'un des grands maux qui affectent les ménages chiliens. Selon une étude de l'Université de Saint-Sébastien et d'Equifax, un adulte sur trois est incapable de faire face à son endettement avec ses ressources.

De nombreux Chiliens, sortis ces dernières années de la pauvreté, sont d'ailleurs les plus touchés car les avantages sociaux sont peu nombreux pour la classe moyenne à laquelle ils appartiennent désormais. Ce sont les membres de ces familles qui ont allumé les flammes de cette révolte sans précédent.

Lors des manifestations, de nombreux protestataires ont également dénoncé le pouvoir économique des dirigeants et l'injustice d'un système économique qui favorise avant tout le capital, alors que le président Sebastian Pinera est lui-même un des hommes les plus riches du Chili et que son gouvernement compte de nombreuses personnalités du monde des affaires.

Le gouvernement Pinera concentre le pouvoir économique, politique et institutionnel, une "trinité" à l'origine d'une importante fracture entre la population et les dirigeants, estime Alberto Mayol.

De nombreuses pancartes brandies par des manifestants pendant les protestations faisaient d'ailleurs référence aux scandales de corruption dans laquelle ont été impliqués de puissants groupes économiques proches du chef de l'Etat.

Dans une société très cloisonnée en fonction de la classe sociale, les responsables politiques, qui vivent dans les quartiers huppés de Santiago, sont le plus souvent perçus comme déconnectés de la réalité.

"Le monde politique a son mea culpa à faire", estime Lucia Dammert. Quant à Alberto Mayol, il estime que l'évolution de la situation reste pour l'heure un "mystère".

Avec AFP