Humanitaires kidnappés, convois pillés, civils attaqués lors des distributions alimentaires: au Cameroun anglophone, ravagé par de sanglants combats entre militaires et rebelles indépendantistes mais aussi les exactions et crimes des deux camps, porter assistance aux civils est de plus en plus périlleux.
En une semaine, trois distributions dans les deux régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest ont été empêchées, voire endeuillée, selon des témoignages recueillis au téléphone par l'AFP.
Le 19 février, un homme de 29 ans a été tué par balle à Ekona, dans le Sud-Ouest, par des militaires qui ont attaqué des villageois attendant des rations alimentaires d'une ONG partenaire du Programme alimentaire mondial (PAM), selon cette agence de l'ONU et des témoins.
"Nous étions 220 déplacés sortis de la brousse où nous nous cachons, quand dix militaires sont arrivés et nous ont frappés", raconte l'un d'eux, sous couvert de l'anonymat, ajoutant: "Ils ont mis de côté sept hommes, qu'ils suspectaient d'être des séparatistes, et ont tiré dans la jambe d'un jeune, qui s'est vidé de son sang". Un meurtre confirmé par un autre villageois et le responsable d'une organisation humanitaire régionale.
Ce sont des "tentatives de désinformation" qui visent "à ternir l'image de nos forces", a réagi auprès de l'AFP le porte-parole de l'armée, le colonel Cyrille Atonfack Guemo.
Selon lui, le camion du PAM aurait été pris "accidentellement entre deux feux", militaires contre "terroristes sécessionnistes". "Il est inconcevable que l'armée, dont la mission est de travailler à l'amélioration des conditions de vie (...), s'oppose en même temps au travail des organisations humanitaires", affirme l'officier.
- Traces de torture -
Selon un des témoins, les "mêmes soldats" avaient déjà attaqué une distribution au même endroit deux mois plus tôt. "Le 24 décembre, un volontaire de l'ONG a été arrêté, retenu dans une gendarmerie, et son corps, présentant des traces de torture, a été retrouvé début janvier", a confirmé à l'AFP un responsable d'un organisation humanitaire, qui ne veut pas être nommé.
Lire aussi : Les législatives camerounaises annulées dans une partie des zones anglophonesLe 20 février, c'est une distribution de Caritas à Bafmeng, dans le Nord-Ouest, qui a essuyé une attaque, d'un groupe armé cette fois. Environ 70 personnes, dont 50 enfants, ont dû se réfugier dans le camion de l'ONG qui a quitté précipitamment les lieux, témoigne son directeur au Cameroun, le père Paul Njokikang.
Le prêtre assure aussi qu'il a été pris en otage par des groupes armés séparatistes à trois reprises au cours d'opérations humanitaires et détenu 24 heures par l'armée.
Dans la même région, en novembre, un humanitaire avait été tué par des hommes armés, selon l'ONU.
L'aide médicale n'est pas épargnée: le 19 février, des militaires ont poursuivi une voiture jusque dans l'enceinte d'un hôpital soutenu par Médecins sans frontière (MSF), dans le Nord-Ouest. Sur le parking réservé aux ambulances, un des militaires a ouvert le feu tuant le conducteur, selon l'ONG.
"Le soldat a été immédiatement mis aux arrêts" et "une enquête aussitôt ouverte", plaide le ministère de la Défense.
MSF a appelé "toutes les parties prenantes (...) au respect absolu des installations médicales, des ambulances, du personnel médical et des patients", rappelant que ses équipes "ont fait l'objet de menaces régulières, notamment d'intimidation armée, de la part des différentes parties".
"Nous sommes pris entre deux feux", se plaint aussi Ayah Abine, président de l'ONG camerounaise Ayah Foundation.
- Kidnappé trois fois -
"J'ai été menacé par des militaires" en apportant l'aide à des réfugiés, explique-t-il, ajoutant: "des groupes armés ont aussi kidnappé des membres de mon ONG trois fois".
M. Abine a été convoqué le 20 février chez les gendarmes à Yaoundé, suspecté de livrer des armes aux séparatistes, puis relâché sans poursuites.
Plusieurs responsables d'ONG internationales ont assuré à l'AFP que Ayah Foundation était neutre. "C'est de l'intimidation", commente l'un d'eux.
Il émerge "un sentiment de méfiance vis-à-vis de certaines organisations humanitaires, dont des actes contribuent à installer le doute quant à leur intégrité", réagit le colonel Atonfack. "Des ambulances appartenant à MSF ont été retrouvées transportant des combattants armés ainsi que des armes et munitions", accuse-t-il.
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MSF "réfute de la façon la plus catégorique qui soit ce type d'accusations, graves et dangereuses pour nos patients et nos équipes", s'emporte l'ONG internationale auprès de l'AFP, assurant que ses "ambulances ne servent qu'à transporter des patients non armés, ayant besoin de soins immédiats, sans discrimination".
"Un grand nombre d'incidents contre des humanitaires sont rapportés, des convois pillés, des kidnappings... Or l'aide est déjà en deçà des besoins", s'inquiète Jérôme Fontana, chef des opérations du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) au Cameroun.
Depuis trois ans, le conflit a fait plus de 3.000 mort et forcé près de 700.000 personnes à fuir leur domicile. La majorité des écoles et centres de santé ont fermé. Des villages entiers ont été brûlés.
"Nous vivons dans la peur, dans la brousse avec les animaux sauvages, où des femmes accouchent. Il n'y a ni eau potable, ni nourriture décente", s'émeut un des déplacés d'Ekona, qui a peur se rendre aux distributions d'aide.
Dans les deux régions, seuls 32,17% des besoins humanitaires ont été financés en 2019, selon l'ONU. Mais "le principal obstacle n'est pas financier, c'est le manque de sécurité", assène M. Fontana.
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