Le regard vide d'Idjélé est comme figé en direction de l'horizon. Comme un robot, elle frappe avec un lourd marteau un petit morceau de béton qu'elle tient de l'autre main. Un miracle qu'elle ne se blesse pas. Ou le résultat d'une terrible routine...
Au cœur de N'Djamena, la capitale du Tchad, des dizaines de femmes concassent 12 heures par jour, par 45 degrés de chaleur, des blocs de béton, de ciment ou de briques. Elles sont entourées d'une nuée d'enfants dépenaillés et squelettiques, le long d'une route et sur un terrain vague sans ombre, au pied des bâtiments modernes de la Cité internationale des affaires.
Comme Idjélé, 38 ans, elles en paraissent 20 ou 30 de plus. Le visage recouvert d'une poussière blanchâtre qui leur rougit les yeux, les lèvres bouffies et craquelées par la sécheresse extrême, les doigts déformés et écorchés par le sable qu'elles raclent et tamisent pour récupérer le moindre caillou.
Elles sont au cœur d'une sorte de cercle vertueux, s'il n'était pas tragique, de l'économie souterraine de ce Tchad classé par l'ONU troisième pays le moins développé au monde: des hommes achètent des gravats sur les chantiers de démolition et les revendent à ces femmes. Elles les concassent pour en revendre les morceaux à ceux qui n'ont pas les moyens de se payer du ciment pur ou du béton armé; ces briquaillons sont ensuite amalgamés, pour les solidifier, à un peu de boue ou de ciment pour les murs d'une nouvelle demeure.
Malnutrition
Idjélé concasse comme une machine. Sa tante de 80 ans derrière elle a cessé depuis qu'elle est devenue aveugle et lui tient compagnie en lui servant le thé.
"J'ai six enfants de 2 à 13 ans et je fais ça depuis que mon mari est mort", il y a trois ans, souffle-t-elle en soulevant sa lourde massette. Ses plus grands enfants travaillent avec elle.
"Après la mort de mon mari, militaire, je n'ai pas pu toucher sa retraite, je n'avais plus rien, alors c'est tout ce que j'ai trouvé pour nourrir mes enfants", lâche-t-elle. Un tout petit, fesses et pieds nus, passe sur les gravats, le visage blanchi par les poussières de plâtre et de ciment.
Mamadou Youssouf, 42 ans, pousse péniblement sa brouette faite de bric et de broc chargée d’une centaine de kg de gravats. Il les achète 1000 francs CFA (1,50 euros) la brouette et la revend aux femmes 2.000 (3 euros). Idjélé remplit des sacs de cailloux qu'elle cède entre 500 et 600 francs le sac (70 à 90 centimes d'euros) à des hommes qui viennent les charger sur leurs pick-ups. Pour un bénéfice quotidien de 500 à 600 francs seulement : moins d'un euro.
Mamadou déverse le contenu de sa brouette dans un nuage blanc, déclenchant l'hilarité des petits qui jouent, insouciants, autour des mamans. La plupart sont malingres et difficile de dire si la rousseur des cheveux est due à la poussière de briques ou à la décoloration symptomatique de la malnutrition infantile.
"Un enfant sur cinq n’atteint pas sa 5e année au Tchad et 40% souffrent d’un retard de croissance", selon la Banque mondiale qui estime à 42% la part de la population vivant sous le seuil de pauvreté.
Habiba croit se souvenir qu'elle a "entre 50 et 60 ans". Ses yeux sont rouges et larmoyants. Il suffit de taper "poussière de ciment" sur internet pour comprendre pourquoi les ouvriers des chantiers en Europe portent obligatoirement masques FFP2 et gants, quand ces femmes se couvrent à peine le nez avec leur châle: l'inhalation de ces "particules fines" provoque "irritation oculaire", "rhinite", "atteintes pulmonaires" voire "cancer".
"Je fais ça depuis huit ans, j'étais femme de ménage avant mais quand j'ai pris de l'âge je ne pouvais plus travailler aussi bien, alors les patronnes m'engueulaient et me maltraitaient, me congédiaient, je ne pouvais plus nourrir mes sept enfants", se souvient-elle. "Aujourd'hui, je travaille 12 heures par jour mais pour moi, plus personne ne me dispute et je peux nourrir et envoyer mes enfants à l'école publique. Je suis libre", dit-elle en affichant un large sourire.
"Libres"
Elles revendiquent toute fièrement cette "liberté". Personne ne vient leur réclamer quoi que ce soit, mais personne non plus ne leur vient en aide. Aucune ONG, aucune association.
C'est cette "liberté" qui les unit, assure Haoua Mahamat, quels que soient leur clan, leur ethnie, leur religion dans ce vaste pays où ces innombrables communautés se font parfois la guerre.
Cette liberté et "le veuvage", ajoute Haoua, 30 ans, qui casse des gravats depuis 10 ans. Elles ont quasiment toutes perdu leur époux, et les revenus du ménage donc. "Moi, il était polygame et, quand j'ai vieilli, il est parti avec les deux plus jeunes", souffle tristement Mariam, 40 ans.
"On ne mange pas à notre faim", lâche cette femme cadavérique à propos de ses congénères, mais qui s'enorgueillit de réussir à nourrir les six enfants que son époux a abandonnés avec elle. Et d'être "libre".
"Libres ?", s'étrangle Thérèse Mékombé, présidente de l'Association des Femmes Juristes du Tchad, déplorant que ni l'Etat, ni l'ONU ni aucune ONG ne s'intéresse à leur sort.
"C'est pire que l'Enfer pour elles, cette liberté c'est une illusion, la satisfaction d'une mère de pouvoir nourrir ses enfants, mais au prix de quelles souffrances ?", dénonce-t-elle.