Devant lui, entouré d'une vingtaine de têtes souriantes, chaloupe au rythme du son un étrange personnage vêtu d'une robe de juge noire et rouge. C'est le barman Dao Moumine, qui a abandonné son zinc quelques instants pour venir "s'ambiancer" sur la piste du bar en plein air.
"Vous êtes au Procès, je suis le Juge. Je sers aux gens 'de la justice' - des bières - et 'de la Cour pénale internationale' - du rhum arrangé. On a changé les noms" des boissons, explique-t-il à l'AFP.
"Les gens viennent au comptoir et 'sont jugés', il n'y a pas d'exception, tout le monde passe à la barre!", dit ce colosse pince-sans-rire. Comprendre que les clients doivent venir au bar commander.
Samedi, huit jours après le putsch, le bar cofondé par Kabré en 2019 a rouvert ses portes au public après une pause durant la saison des pluies.
Et tandis que se poursuivent en ville des manifestations sporadiques, que le dernier coup de force militaire est sur toutes les lèvres, le tintement des bouteilles et les shots de rhum donnent à l'ambiance un air de normalité.
C'est l'une des premières soirées-concerts post-putsch. Chacun s'y raconte les derniers potins, les dernières rumeurs militaires... Pour certains Européens présents, alors qu'ont fleuri les slogans contre la France poussant certaines entreprises à demander à leurs personnels expatriés de rester chez eux, c'est aussi la première sortie.
"On est ensemble!"
"L'ambiance est là, c'est ça le Burkina!", veut rassurer un employé de banque. "Et il y a des blancs, des noirs, on est ensemble!".
L'idée du bar, ouvert tous les week-ends au fond du quartier Gounghin, est partie d'"un délire" entre copains qui voulaient "évoquer des points qui ont fait le chaos de ce pays: la justice, l'impunité", dit Patrick Kabré.
Théâtre d'une insurrection populaire contre le long règne de Blaise Compaoré en 2014, le Burkina Faso a été touché de plein fouet l'année suivante par les attaques de groupes jihadistes qui, partis du Mali voisin, s'étendaient.
Depuis, chaque semaine ou presque est marquée par une nouvelle attaque de fantassins affiliés à Al-Qaïda ou au groupe Etat islamique. Les soldats au front meurent par dizaines. Les civils en zone rurale sont pris pour cible. Un Burkinabè sur dix a été contraint de fuir son domicile.
L'instabilité politique a accouché de deux coups d'Etat. Le dernier en date, le 30 septembre, a placé un jeune capitaine de 34 ans, Ibrahim Traoré, au pouvoir du pays sahélien.
"La solution à tout ça n'est ni militaire, ni politique, la solution est sociale, c'est ensemble qu'il faut ré-enchanter, et ça passe par la culture", dit Ali Kiswinsida Ouedraogo, alias Doueslik, slameur de 36 ans.
"Il faut que les artistes jouent, les scènes comme ici sont importantes", clame-t-il.
Doueslik monte ensuite sur scène pour slamer. Les danseurs commencent à se trémousser, le kaléidoscope de lumières s'agite. D'autres regardent, assis sur les gradins.
"Une CPI, 1.000 francs!"
Derrière le bar au fond, Dao a repris sa place et rend ses jugements. "Une CPI, 1.000 francs!" (1,5 euro), dit-il à un client. "Avez-vous quelque chose à vous reprocher? Non, tant mieux!".
"Il y a beaucoup de gens qui se marrent quand ils viennent: 'Ah il est habillé en juge'. Mais c'est aussi (pour) sensibiliser les gens sur la justice" et les "choses sérieuses" que la bande de copains a créé le concept, raconte-il.
Kabré, combinaison immaculée sur le dos et collier de bois autour du cou, est un habitué de l'Institut français, importante scène de Ouagadougou qui a été attaquée au lendemain du putsch. Une partie de son matériel a été endommagé.
"C'est dommage", dit-il en arguant que la création est "universelle".
Le but du Procès est d'en faire un bar "arc-en-ciel" où toutes les nationalités sont représentées et "où on arrive à se parler, à s'écouter", dit Kabré, qui joue ce soir-là avec un DJ allemand.
Tout le monde y est bienvenu, dit-il en énumérant des clients prestigieux: des juges, bien-sûr, mais aussi des commandants, des colonels, des ambassadeurs, et mêmes des ministres.
"Tout récemment", embraye l'artiste dans un éclat de rire, un ministre a commandé un rhum arrangé, "la CPI, donc on lui a dit de faire attention parce qu'ils", les politiques, "pourraient bien finir là-bas!".