Le "Yako!", l'indemnisation des victimes de crises violentes

Des manifestants anti-Gbagbo bloquent une rue en brûlant des pneus après l'acquittement de l'ancien président Laurent Gbagbo par la CPI, quartier d'Abobo, Abidjan, Côte d'Ivoire, le 16 janvier 2019.

Ce fonds a complètement changé ma vie", exulte Mariam Cissé, veuve : l'opération d'indemnisation des victimes de la crise post-électorale connaît un franc succès en Côte d'Ivoire, où les bénéficiaires se disent toutefois inquiets d'un retour des violences, à un an de laprésidentielle.

"J'étais désespérée, après le décès de mon mari, j'étais mendiante. Je quémandais de gauche à droite pour nourrir mes enfants", témoigne Mariam Cissé, assise dans sa petite boutique de lingerie dans le quartier populaire de Yopougon à Abidjan, théâtre de nombreuses exactions durant la crise postélectorale de 2010-11.

"Grâce au fonds j'ai pu ouvrir une boutique. J'arrive à me prendre en charge et à scolariser mes enfants", raconte-t-elle, entourée de ses gamins.

Sinistrée du quartier populaire d'Abobo, Hélène Kouakou, grand-mère, a bénéficié de ce fonds gouvernemental pour ouvrir son commerce de bois de chauffe et s'occuper de ses petits enfants dont le père a été tué.

"Ce commerce m'a redonné goût à la vie, je me sens naître de nouveau", raconte la quinquagénaire en écrasant des larmes, assise devant une petite maison délabrée.

Et Alphonse Yéo Navigué, 25 ans, les deux mains amputées, a pu investir dans un kiosque à café qui lui procure des revenus et lui permet de "croire maintenant à l'avenir".

La Côte d'Ivoire a connu une décennie de troubles entre 2002 et 2011 avec un pays coupé en deux entre pouvoir et rebelles. Les tensions ont culminé avec la crise post-électorale de 2010-2011 qui a "fait 3.248 morts, et plus de 1.000 blessées et invalides", selon la ministre ivoirienne de la Solidarité et de la cohésion sociale, Mariatou Koné, qui pilote l'opération de "réparation des préjudices" alimenté par un fonds gouvernemental de 15 millions d'euros.

Le pays, première économie de l'Union économique et monétaire ouest-africaine, 8 pays), a connu des crises depuis 1990 et l'avènement du multipartisme, "mais c'est la première fois (...) que l'on effectue des réparations de préjudices", précise-t-elle.

- 'pardon' -

Depuis 2017, 3.000 victimes sur les 3.243 recensées ont reçu chacune un chèque d'un million de FCFA (environ 1.500 euros) pour "les droits violés, les dommages subis et les outrages endurés", une opération appelée "Yako!" ("pardon" ou "condoléances" en langue akan). Soit un taux de réalisation de 90%.

Les blessés bénéficient d'une prise en charge médicale jusqu'à leur rétablissement.

Bien qu'il ait globalement pris en compte les ayant droits de 2011, le processus d'indemnisation vise aussi toutes les victimes des crises depuis 1990, comme l'a recommandé un rapport de la Commission dialogue, vérité et réconciliation (CDVR), une structure dont les travaux débutés fin septembre 2011 se sont achevées en 2015.

La Commission avait tenté d'adapter le concept de justice "transitionnelle" instauré dans l'Afrique du Sud post-apartheid, qui avait permis à ce pays, à force d'écoute et de dialogue entre bourreaux et victimes, de ne pas sombrer dans le chaos.

A partir d'un certificat de décès, d'un procès verbal de famille authentique, les ayant droits ont endossé en toute transparence leur chèque.

Un succès à faire pâlir d'envie les victimes de déchets toxiques déversés en 2006 à Abidjan, qui réclament toujours réparation, alors que Transfigura (la société mise en cause) avait versé la somme de 100 milliards de FCFA (152 millions d'euros) pour leur indemnisation, après un accord à l'amiable avec le gouvernement. Mais ces fonds ont été détournés par des associations de fausses victimes.

L'expérience acquise par Mme Mariatou Koné, lorsqu'elle dirigeait de 2012 à 2016 le Programme national de cohésion sociale, une structure étatique en charge de l'indemnisation des victimes, a largement contribué au succès de l'opération ivoirienne, vue comme un modèle à l'extérieur.

"Le Mali, la République centrafricaine, la République démocratique du Congo et le Togo sont venus à notre école pour s'inspirer de notre modèle. Le fait que nous ayons pu franchir le pas et commencer les indemnisations a été fortement apprécié. C'est une fierté pour nous", affirme Mme Koné.

Mais traumatisées par les crises qu'a connues le pays depuis 25 ans, les victimes ne cachent pas leur inquiétude à l'approche de la présidentielle de 2020.

"Nous avons des craintes pour 2020, on a commencé à avoir le sommeil difficile (...) Nous avons peur à cause des propos des politiciens", dit Mamadou Soromidjo Coulibaly, président de la principale association de victimes de la crise.

"Nous devrons faire en sorte que nous n'ayons pas à revivre ce que nous avons connu en 2011, en étant tolérant(...) dans nos comportements", conseille la ministre ivoirienne. "Nous n'avons qu'un seul pays".

Avec AFP