Dans un travail à la chaîne bien rodé, les jeunes pousses de miraa, reconnaissables à leurs tiges rouges, sont mises en bottes, emballées dans des feuilles de bananier, conditionnées dans des sacs de jute ou de plastique puis chargées sur des pick-ups. Pour que le khat arrive frais aux clients, les véhicules foncent ensuite à tombeau ouvert vers les villes du Nord et de l'Est du Kenya, ainsi que vers la capitale Nairobi.
Mais depuis plus de deux ans, plus aucun chargement ne rejoint l'aéroport Wilson, d'où partaient quotidiennement vers la Somalie des dizaines de tonnes de cette plante – classée comme drogue dans la plupart des pays européens – dont les tiges et les feuilles sont mâchées pour leurs propriétés stimulantes et coupe-faim.
Dans un contexte de tensions diplomatiques entre Kenya et Somalie, Mogadiscio maintient depuis mars 2020 l'interdiction de transport par avion prise en raison du coronavirus. A Maua, à 300 kilomètres au nord de Nairobi, on s'impatiente. Cette région de plus de 550.000 habitants vit depuis des décennies au rythme de la miraa.
Espoir d'une "renaissance"
L'élection mi-mai en Somalie d'un nouveau président, Hassan Cheikh Mohamoud, a fait souffler un vent d'espoir. Le 10 juin, le ministre kényan de l'Agriculture a annoncé que les liaisons aériennes allaient reprendre "d'ici deux semaines", après des discussions en marge de l'investiture de Hassan Cheikh Mohamoud. L'accord doit être signé prochainement.
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"On est contents mais on reste prudents", explique Kimathi Munjuri, président d'une des principales associations de commerce de miraa, rappelant que des annonces similaires ont déjà eu lieu sans jamais se concrétiser.
Les autorités somaliennes n'ont rien confirmé et au Kenya, "on est en période électorale", rappelle-t-il, en référence aux élections présidentielle, législatives et locales du 9 août. "Une reprise serait comme une renaissance pour l'économie de Maua et du comté de Meru", estime Kimathi Munjuri.
La Somalie est un marché d'exportation crucial depuis que les Pays-Bas et le Royaume-Uni ont interdit le khat, respectivement en 2012 et 2014. Selon Kimathi Munjuri, un tiers des 150 tonnes de miraa expédiées quotidiennement partaient en Somalie, représentant un manque à gagner pouvant atteindre 16 millions de shillings kényans (130.000 euros) par jour.
"À perte"
Dans son exploitation d'un demi-hectare, David Muchoka désespère de voir reprendre les liaisons aériennes vers Mogadiscio. Pour tenir, il a dû acheter quelques vaches, dont il vend le lait pour compléter ses revenus.
"On continue de vendre la miraa mais à perte, les sommes ne permettent pas d'entretenir la ferme et de payer les frais de scolarité", explique cet homme de 53 ans, père de six enfants. "À l'époque, on pouvait gagner jusqu'à 100.000 shillings (800 euros) en un mois, maintenant on ne fait que 6.000 à 10.000 shillings", détaille-t-il.
L'argent de la miraa irriguait toute la région. "La plupart des magasins ont fermé, les véhicules qui transportent le khat sont à l'arrêt, les gens ne peuvent plus envoyer leurs enfants à l'école", résume Alex Koome, un habitant.
Dépendance et "monopole"
La ville rêve de retrouver la frénésie de ce commerce qui animait la ville 24h/24. "Maua ne dormait jamais (...) On veut retrouver ce dynamisme, cette adrénaline", sourit Kimathi Munjuri.
Dès les premières heures du matin, la rue principale, où se retrouvaient fermiers, revendeurs et transporteurs, se transformait en un gigantesque embouteillage. Par dizaines, les pick-ups – avec jusqu'à une tonne de chargement – dévalaient les routes, klaxon hurlant, avec des pointes à 150 km/h, faisant fi des ralentisseurs, de la circulation et des villages.
Pour Joseph M'Eruaki, ancien directeur du développement social à l'ONG Caritas du comté de Meru, ces deux dernières années ont révélé une dangereuse dépendance à cette monoculture. "Nous devons diversifier les sources de revenus si nous ne voulons pas que les gens restent vulnérables", estime-t-il, évoquant de possibles cultures de sorgho, de mangue ou d'avocats.
Cet entrepreneur aujourd'hui candidat à la députation prône aussi une régulation de ce commerce à la réputation parfois sulfureuse. "Le commerce de la miraa est contrôlé par quelques personnes qui tirent la majorité des bénéfices, aux dépens des cultivateurs (...) Ils contrôlent le marché, les prix, les flux, c'est comme un monopole", affirme-t-il. Selon lui, "c'est une culture légale, ça doit être organisé. Comme le secteur du thé ou du café".