Migration: des Gambiens veulent décourager le périlleux voyage vers l'Europe

Après avoir été dépouillé de ses vêtements, battu, réduit en esclavage et finalement renvoyé en Gambie, Karamo Keita est sûr d'une chose: aucun jeune ne devrait vivre l'enfer qu'il a connu en Libye lors de son voyage avorté vers l'Europe.

De retour à Banjul depuis quelques mois, Karamo Keita a fondé, avec d'autres migrants, victimes comme lui de terribles abus pendant leur périple à travers le Sahara, une association pour réclamer aux nouvelles autorités la création d'emplois en Gambie.

Surtout, ils veulent casser le mythe qu'une vie meilleure en Europe est facilement atteignable.

"Nous avons fait le voyage. Nous connaissons les difficultés que les candidats migrants rencontrent en Libye", a expliqué à l'AFP M. Keita, un jeune homme de 27 ans, assis sous un arbre lors d'une réunion de son association, "Les Jeunes contre la migration illégale", dans les faubourgs de Banjul.

Plus de 5.400 Gambiens ont atteint cette année l'Italie après une traversée périlleuse depuis la Libye, selon les chiffres de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM).

La Gambie, le plus petit pays d'Afrique continentale, a le plus haut taux de migrants traversant la Méditerranée par habitant, a relevé l'OIM.

La dernière partie du voyage peut être tragique, comme quand la gardienne de but de l'équipe nationale féminine de football, Fatim Jawara, a péri noyée en octobre 2016 à l'âge de 19 ans.

Le président Adama Barrow, qui fut lui-même agent de sécurité à Londres, a fait de la création d'emplois pour les jeunes une priorité, alors que l'économie gambienne ne décolle pas.

"Les jeunes prennent le risque d'entreprendre ce voyage. Vous ne pouvez pas les blâmer. Ils ont atteint un tel niveau de frustration", a déclaré fin juillet le président Barrow, au pouvoir depuis janvier, dans une interview à l'AFP.

L'association de M. Keita déplore toutefois l'absence de réponse à ses initiatives de la part des nouveaux responsables de l'ex-colonie britannique, enclavée dans le Sénégal et dirigée pendant 22 ans d'une main de fer par l'ancien président Yahya Jammeh, aujourd'hui en exil.

- Torture et esclavage -

Malgré une légère baisse des départs en 2016, le voyage vers l'Europe reste sur toutes les lèvres en Gambie, où chacun connaît un fils, un cousin ou une nièce ayant embarqué dans un bus à destination du Niger puis de la Libye.

Karamo Keita, comme ses camarades, pense que nombre de ses concitoyens ont une image idéalisée de ce qui les attend, souvent forgée par les photos postées sur les réseaux sociaux par des Gambiens ayant franchi la Méditerranée.

Dans un récit poignant destiné à mettre en garde les jeunes qui l'entourent, M. Keita raconte avoir payé des pots-de-vin exorbitants au Burkina Faso, puis attendu longuement un passeur à Agadez, au Niger, avant d'arriver en Libye, où son cauchemar a vraiment commencé.

"En Libye, les Noirs n'ont pas de droit, n'ont pas leur mot à dire", explique le jeune homme, en se souvenant d'avoir travaillé des jours entiers, sans être payé, pour des intermédiaires devant le conduire jusqu'au nord du pays, vivant dans la crainte des kidnappeurs et de la police.

"On nous faisait passer de ferme en ferme, où des Libyens nous vendaient comme +esclaves+", dit-il. "On travaillait constamment. Certains étaient abattus s'ils travaillaient trop lentement. Tout ce qu'on pouvait faire, c'était prier de nous en sortir vivant..."

Le pire est survenu en janvier quand, arrivé dans la capitale Tripoli, il est tombé dans les filets de la police. "On a pris mon argent et mon téléphone. Des soldats nous ont entièrement déshabillés et battus jusqu'à l'aube", se souvient-il.

Son cas est loin d'être unique. Plus de 6.000 Gambiens sont coincés en Libye, selon l'OIM qui en a rapatrié 787 depuis le début de l'année.

Après trois mois de détention, Karamo Keita a pu prendre un avion de l'OIM pour Banjul début avril.

- Relancer la pêche et l'agriculture -

C'est dans les geôles libyennes qu'avec un compagnon de détention, Babucarr Jeng, 35 ans, il a décidé de créer son association, qui compte aujourd'hui 164 membres.

Après être intervenu dans les médias, ses responsables vont bientôt entamer une tournée de "sensibilisation" à travers le pays.

Loin des plages fréquentées par les touristes, les campagnes de l'arrière-pays, très pauvres, sont les cibles privilégiées des passeurs et autres intermédiaires.

Des familles se cotisent souvent pour réunir les milliers d'euros nécessaires pour le transport, le logement et les pots-de-vin d'un voyage qui peut durer des années.

L'association réclame l'aide des autorités pour relancer l'agriculture et la pêche, dans l'objectif de dissuader les départs.

"Nous aimerions qu'on nous attribue des terrains inexploités", explique Karamo Keita.

De même, pour le prix de quelques bateaux, le gouvernement pourrait "décourager de nombreux pêcheurs de s'embarquer pour le périlleux voyage vers l'Italie", estime-t-il.

Avec AFP