Quand le Mossad envoyait ses bons baisers du Soudan

Adolf Eichmann dans la salle d'audience de Jérusalem lors de son procès en 1961 pour crimes de guerre commis pendant la Seconde Guerre mondiale.

La brochure de l'époque le présentait comme un paradis pour plongeurs. En réalité, le village de vacances d'Arous au Soudan servait de couverture à l'une des opérations les plus audacieuses des services secrets israéliens, aujourd'hui portée à l'écran par Hollywood.

Au début des années 1980, Arous est un endroit prisé des amateurs de fonds marins. Une quinzaine de petites maisons surplombent l'un des plus jolis points d'observation des coraux de la mer Rouge. "Les poissons venaient grignoter les masques des plongeurs", se souvient Daniel Limor, en charge de "l'opération Frères" pour le Mossad, les services secrets israéliens.

Les touristes et les autorités soudanaises croient que le camp est tenu par des Européens. Ils ignorent qu'il sert de centre nerveux au Mossad pour acheminer clandestinement vers Israël, entre 1981 et 1985, 7.000 juifs éthiopiens de camps de réfugiés au Soudan.

Poussé par un juif éthiopien en exil à Khartoum, le Premier ministre Menahem Begin donne son feu vert à cette mission en 1977.

Daniel Limor, agent du Mossad et amateur de plongée, repère un village de vacances construit par des entrepreneurs italiens dans les années 70 au bord de la mer Rouge et abandonné faute d'accès à une route et à l'eau courante. "C'est quelque chose qui nous est tombé du ciel", s'étonne-t-il encore.

Se mêlant au flot de leurs compatriotes fuyant la misère et les persécutions, les juifs éthiopiens quittent leur pays dans un seul but : rejoindre la "Terre sainte", un rêve auquel s'accroche cette communauté isolée depuis des siècles, qui affirme descendre du roi Salomon et de la reine de Saba.

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Les "jambes" du Mossad

La route est longue jusqu'au Soudan. "Ils ont été attaqués, violés, volés", décrit M. Limor, consulté pour le scénario de l'adaptation cinématographique qui devrait sortir en 2019. "Ils ont souffert, ils sont morts aussi dans les camps de réfugiés".

Des relais éthiopiens entre le Mossad et les Ethiopiens choisissent les juifs à exfiltrer des camps soudanais. Etant donné les relations entre Israël et le Soudan arabe et musulman, les agents israéliens évoluant en plein territoire soudanais risquent leur vie. Les intermédiaires courent aussi un grand danger.

"Nous étions les yeux, les oreilles et les jambes du Mossad", dit l'un d'eux, Miki Achihon, à l'époque étudiant juif éthiopien réfugié au Soudan. Sans téléphone ni internet, tout se faisait à pied.

"Nous n'avions pas de contrat avec le Mossad, nous n'avons pas été payés, nous avons fait ça pour notre peuple", se rappelle Miki Achihon, qui deviendra plus tard lieutenant-colonel dans l'armée israélienne.

Une fois exfiltrés dans le désert, les groupes, une centaine, parfois 200 personnes, sont pris en charge par les agents du Mossad venus exprès de l'étranger et ayant transité par le camp d'Arous.

Ils font monter les réfugiés clandestinement à l'arrière de camions bâchés. Officiellement, les véhicules transportent du matériel destiné au village de vacances. "Commençait alors la longue route jusqu'à la côte", raconte Gad Shimron, l'un des agents basés à Arous, auteur d'un livre sur l'opération.

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Au bout du personnage

Le convoi devait parcourir des centaines de kilomètres, franchissant barrages militaires et de police, exposé aux embuscades, avant de faire embarquer les réfugiés pour rejoindre les navires israéliens qui attendaient dans les eaux internationales.

"Bien sûr, nous avions à l'esprit la possibilité de finir pendus, les pieds en haut", remarque M. Shimron.

Un soir, l'armée soudanaise, les confondant avec des trafiquants, leur tire dessus alors que le dernier bateau prend le large avec des réfugiés. Ils s'en sortent indemnes.

Echaudés, les Israéliens changent de tactique : "Nous faisions atterrir des avions israéliens au milieu du désert. De là, le vol était direct, trois heures et hop ! Ils étaient à Tel-Aviv !", se remémore M. Shimron.

Des atterrissages de nuit, loin de toute zone peuplée, et un chargement express, pour des vols les plus discrets possible.

"Le moment d'euphorie venait quand les portes se refermaient, que les avions avaient décollé avec succès", explique-t-il.

Les Ethiopiens embarquent sans jamais passer par le camp de vacances.

Quant aux touristes, beaucoup soupçonnaient qu'Arous abritait en fait des trafics, nombreux dans cette région. Mais aucun n'a découvert la double vie du personnel "européen" du camp, assure Yola, une autre agente du Mossad qui était la gérante du village.

Elle aurait voulu rester à Arous "toute (sa) vie". "Je ne voulais pas revenir, j'étais complètement devenue mon personnage !", sourit-elle, remuant les boucles blondes qui lui encerclent le visage.

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Rude atterrissage

L'aventure prend pourtant fin en 1985 quand l'un des contacts éthiopiens est interrogé par la police. Par précaution, le Mossad évacue en urgence le village.

En tout, plus de 100.000 juifs d'Ethiopie ont immigré en Israël depuis les années 1980, en plusieurs opérations. En 1991, "l'opération Salomon" transfère plus de 14.000 personnes vers Israël en 36 heures.

Pour les Ethiopiens, une fois passée la joie d'être arrivés, l'intégration est rude.

"On aurait dû bénéficier d'un traitement psychologique, mais l'Etat d'Israël a tout de suite voulu nous intégrer avec des formations, des cours de langues... Beaucoup n'étaient pas prêts", reconnaît Miki Achihon, qui dit aussi avoir été confronté au racisme et aux discriminations.

Trente-cinq ans après, "l'opération Frères" a inspiré le film du réalisateur Gideon Raff, "The Red Sea Diving Resort", tourné en Afrique du Sud et en Namibie avec Ben Kingsley, Haley Bennett et Chris Evans.

"C'est une histoire sioniste unique, à la James Bond !", s'enthousiasme Gad Shimron, heureux qu'elle soit portée à l'écran.

"Je suis à peu près sûr que dans ce film hollywoodien, nous verrons une jeune et jolie Ethiopienne tomber amoureuse d'un jeune et bel Israélien du Mossad, ce qui ne s'est jamais produit bien sûr ! (...) mais ce n'est pas grave !".

Miki Achihon espère qu'on n'oubliera pas le rôle "héroïque" des militants éthiopiens. "Sans nous, rien n'aurait été possible."

Avec AFP