"Les attentes, à tous les niveaux de la société érythréenne, c'est qu'il va y avoir des changements radicaux mais jusqu'à présent, il n'y a aucun signe dans ce sens", explique Matt Bryden, directeur du centre de réflexion Sahan, installé à Nairobi, et ancien coordinateur du groupe d'évaluation des sanctions contre l'Erythrée.
"Il va y avoir beaucoup de rhétorique de justification (à Asmara), pour expliquer que nous avions raison depuis le début", renchérit Awet Tewelde Weldemichael, un exilé érythréen actuellement professeur associé à l'Université Queen's au Canada.
"Mais d'un point de vue concret, je ne vois pas beaucoup de changements se profiler", ajoute-t-il.
Dans la foulée de la guerre contre l'Ethiopie (1998-2000), qui fit plus de 80.000 victimes, l'Erythrée s'est murée dans l'isolationnisme, devenant un des pays les plus fermés au monde avec la Corée du Nord.
Le régime, devenu ultra-autoritaire, a fait taire toute voix dissidente, emprisonnant opposants et journalistes, tout en imposant à la population une conscription obligatoire et illimitée. Une répression qui a poussé des centaines de milliers d'Erythréens à fuir et tenter le périlleux voyage en direction de l'Europe.
- "Rempart régional" -
Le pays étant dépourvu de Constitution ou de Parlement, le changement ne peut venir que du président Issaias Afeworki, ancien chef rebelle, héros de l'indépendance et grand admirateur de Mao.
Et si ce dernier a accepté la main tendue du nouveau Premier ministre éthiopien, signé avec lui un accord de paix en juillet et autorisé la réouverture des ambassades et de la frontière commune, il n'a pas en l'état amorcé de réformes à destination de sa propre population.
Les dissidents croupissent toujours en prison, les jeunes Erythréens sont toujours soumis au service national forcé et, selon les Nations unies, plus de 14.000 Erythréens ont fui le pays depuis septembre et la réouverture de la frontière.
Matt Bryden ne s'attend pas à ce que le régime change de cap, sauf s'il était soumis à une forte pression. Elle pourrait cette fois venir des élites politiques, militaires et des milieux d'affaires (les trois se recoupant largement en Erythrée), qui sentent une opportunité pour le pays de renouer ses échanges avec l'extérieur.
Mais, souligne M. Bryden, "l'Erythrée n'a pas eu de gouvernance normale depuis 20 ans et il n'est pas certain que les compétentes et les talents pour mettre en oeuvre ces réformes soient toujours là."
En outre, les enjeux géostratégiques sont tels que les réformes politiques et sociales pourraient passer à l'arrière-plan pour les partenaires de l'Erythrée.
Selon Dan Connell, spécialiste de l'Erythrée à l'Université de Boston, "les Etats-Unis n'avaient pas d'intérêt à garder les sanctions en place" et c'est la récente promesse d'Asmara de régler un contentieux territorial avec Djibouti qui a réglé la question du vote des Etats-Unis en faveur de la levée des sanctions.
"Le but à Washington, poursuit Dan Connell, c'est de réintégrer l'Erythrée dans la région, restructurer la relation bilatérale et établir un rempart régional contre l'extrémisme islamique."
Le positionnement stratégique de l'Erythrée, idéalement placée sur la Mer Rouge, aiguise l'intérêt de nombreuses puissances, au premier rang desquelles les Etats-Unis, déjà devancées par les Emirats arabes unis qui disposent d'une base militaire dans le port érythréen d'Assab, utilisée pour leurs opérations militaires au Yémen.
Et M. Connell de résumer les rapports qui se dessinent entre l'Erythrée débarrassée des sanctions et ses futurs partenaires, en posant une question volontairement cynique : "A quoi ça rime d'avoir l'Erythrée de votre côté si vous ne pouvez pas tirer le maximum de cet atout stratégique ?”
Avec AFP