Si Ankara entend ainsi aider un allié dont il a besoin pour appuyer ses revendications sur des gisements d'hydrocarbures en Méditerranée, un déploiement sur le sol libyen, dont l'ampleur n'a pas été annoncée, serait risqué, soulignent les experts.
- Quel déploiement ?
Tout dépend de l'objectif.
Ankara affirme que le Gouvernement d'union nationale (GNA), reconnu par les Nations unies, a demandé une aide militaire "sur terre, sur mer et dans les airs" pour enrayer l'offensive du maréchal Haftar.
Selon Ege Seçkin, analyste au cabinet IHS Markit, le GNA réclame une intervention turque d'"envergure" permettant de "changer le cours de la guerre" alors que les forces de Haftar, appuyées par les Emirats arabes unis et l'Egypte, sont aux portes de Tripoli.
Dans ce cas, cela pourrait prendre la forme "d'une brigade avec des avions F-16 et des forces navales pour protéger Tripoli contre les attaques maritimes, ce qui représenterait un contingent de quelque 3.000 personnes", selon M. Seçkin.
Mais pour Sinan Ulgen, ancien diplomate turc qui dirige le centre de réflexion Edam à Istanbul, "l'objectif politique de la Turquie n'est pas d'aider le gouvernement de Tripoli à gagner la guerre", mais de l'"aider à se maintenir".
A cette fin, il anticipe le déploiement dans un premier temps de "conseillers chargés d'appuyer les forces de Tripoli", mais souligne que cela "ne sera pas suffisant".
- Quelles difficultés ?
La Turquie a mené plusieurs opérations dans des pays voisins, notamment en Syrie et en Irak, visant des combattants kurdes et des djihadistes.
Cependant, contrairement à ces deux pays, la Turquie ne partage pas de frontière terrestre avec la Libye, située à 1.500 km, ce qui pose plusieurs problèmes logistiques pour un pays à la capacité de projection limitée.
"Le premier défi est de ravitailler les troupes" et l'autre, de s'"assurer la supériorité aérienne", essentielle pour dominer les champs de bataille contemporains, résume M. Ulgen.
"La question cruciale est l'attitude de l'Algérie et de la Tunisie", qui pourraient servir de porte d'entrée en Libye dont elles sont frontalières, estime M. Seçkin.
M. Erdogan a effectué fin décembre un déplacement surprise à Tunis, "mais les déclarations initiales tunisiennes vont dans sens d'une neutralité. Idem pour l'Algérie", note-t-il.
- Quels bénéfices ?
Le soutien d'Ankara au GNA n'est pas nouveau, mais la promesse d'engagement militaire intervient alors que ce dernier vacille face aux forces de Haftar.
Or, Ankara a besoin du maintien du GNA avec qui il a signé en novembre un accord maritime controversé qui lui permet de faire valoir des revendications sur des zones en Méditerranée orientale riches en hydrocarbures.
Cet accord est la principale carte d'Ankara face aux pays méditerranéens, comme Chypre, la Grèce, l'Egypte et Israël qui font front commun face aux initiatives turques.
"Il s'agit d'un jeu gagnant-gagnant: le GNA obtient le soutien politique et militaire turc et, en contrepartie, il aide la Turquie à réaliser ses objectifs énergétiques", résume Jana Jabbour, spécialiste de la diplomatie turque à Sciences Po Paris.
Ankara entend également protéger ses intérêts économiques en Libye, notamment dans le secteur de la construction, qui seraient menacés en cas de victoire de Haftar.
Pour M. Seçkin, une intervention en Libye pourrait également bénéficier à M. Erdogan sur le plan politique en resserrant sa base électorale autour de lui, alors que la Turquie traverse des difficultés économiques.
- Quels risques ?
En dehors des risques d'enlisement soulevés par l'opposition en Turquie, plusieurs pays redoutent une aggravation de la situation en Libye.
Une intervention pourrait aussi renforcer les tensions avec l'Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et l'Egypte, avec qui les relations se sont dégradées ces dernières années.
Mais le principal risque réside dans un choc avec Moscou : même si la Russie dément, l'envoyé spécial de l'ONU en Libye et la Turquie soutiennent que des mercenaires russes combattent aux côtés des forces pro-Haftar.
Des accrochages pourraient provoquer un regain de tensions entre la Turquie et la Russie, qui ont surmonté une grave crise diplomatique en 2015 pour se rapprocher et coopérer sur la Syrie.
M. Erdogan peut toutefois miser sur ses bonnes relations avec Vladimir Poutine, qui effectuera justement un déplacement en Turquie la semaine prochaine.
"Les Turcs et les Russes ont jusque-là montré que malgré les tensions et les crises que leurs relations peuvent connaître, ils savent éviter la confrontation directe", souligne Mme Jabbour.