L'approbation de la législation mercredi soir à l'issue d'une journée houleuse au Parlement intervient en outre dans la foulée d'un vaste remaniement lors duquel d'anciens ministres du dictateur déchu Zine El Abidine Ben Ali ont rejoint le gouvernement, à des postes importants (Finances, Education).
Ce remaniement a été perçu comme un renforcement de la mainmise du président Béji Caïd Essebsi sur le gouvernement, à l'approches d'échéances électorales --municipales en décembre, législatives et présidentielle dans deux ans--.
Concernant le vote au Parlement, c'est "une immense victoire symbolique pour l'impunité. D'un feu vert du sommet des institutions de l'Etat tunisien aux individus impliqués dans des abus de pouvoir", estime l'analyste Monica Marks, doctorante à l'université d'Oxford.
Présenté par le président Essebsi mi-2015, le projet de loi prévoyait l'amnistie de certaines personnes --hommes d'affaires, anciens du régime Ben Ali et autres-- poursuivies pour corruption, en échange du remboursement à l'Etat des sommes indûment gagnées et d'une pénalité financière.
Face au tollé et à la mobilisation de la rue ces deux dernières années, le texte a été revu pour ne concerner que les fonctionnaires accusés d'être impliqués dans des faits de corruption administrative et n'ayant pas touché de pots-de-vin.
Pour défendre la loi, la présidence a invoqué l'économie, disant vouloir "libérer les énergies" au sein d'une administration frileuse.
Environ 2.000 hauts fonctionnaires "qui n'ont touché aucun pot-de-vin" sont concernés, a noté le directeur de cabinet du président, Selim Azzabi. Pendant la dictature, ils "ont reçu des instructions et les ont appliquées sans en tirer profit", a-t-il insisté.
"Nous voyons aujourd'hui dans les régions qu'il n'y a que 35% du budget alloué (aux régions défavorisées) qui est dépensé. Pourquoi? Parce que l'administration a peur (..), il y a beaucoup d'employés qui bloquent les projets publics", a-t-il ajouté, assurant que la loi pouvait "apporter 1,2% de croissance en plus pour la Tunisie", dont l'économie est atone.
Une argumentation rejetée par l'opposition et la société civile, pour qui la législation encourage au contraire l'impunité alors que la corruption est endémique.
Elle pourrait même, selon eux, signer le début d'un retour à des pratiques autoritaires.
En consacrant "une culture bien ancrée dans l'administration tunisienne", la loi "risque de perpétuer des pratiques héritées de l'ancien régime" et place la jeune démocratie, née du soulèvement de 2011, sur "une mauvaise pente", prévient Amna Guellali, responsable locale de Human Rights Watch (HRW).
"J'appelle le peuple à être vigilant (...) parce que demain, ceux qui ont commis des crimes à votre égard, qui ont volé votre argent, nous allons les retrouver aux postes les plus élevés comme s'il n'y avait pas eu de révolution", a lancé le député de gauche Ahmed Seddik.
Plusieurs élus ont aussi dénoncé les "contradictions" des autorités, le chef du gouvernement Youssef Chahed ayant décrété au printemps une "guerre contre la corruption".
Vainqueur des dernières élections, Nidaa Tounès, qui compte des membres de l'ancien régime dans ses rangs, s'est félicité de l'adoption. La loi "ouvre la voie à une nouvelle étape dans l'histoire de la Tunisie, celle de la réconciliation et de l'union", a jugé la formation fondée par le président Essebsi.
Le parti islamiste Ennahdha, qui domine avec Nidaa Tounès le Parlement et participe au gouvernement --une alliance souvent qualifiée de "contre-nature"--, a lui affirmé avoir voté favorablement au nom de "l'intérêt national".
Bien qu'ayant été "le parti le plus persécuté par l'ancien régime --y compris par des responsables qui pourraient être amnistiés par la loi de réconciliation--", "Ennahdha a préféré préserver son alliance avec Nidaa", relève Monica Marks.
Alors que le vote du Parlement continue de susciter colère et désolation sur les réseaux sociaux et chez les opposants, des voix s'élèvent pour appeler à "continuer le combat".
Une nouvelle manifestation est prévue jeudi soir à l'appel du collectif citoyen "Manich Msamah" (Je ne pardonnerai pas, en arabe), et plusieurs députés ont déjà préparé un recours contre la loi, qu'ils jugent anticonstitutionnelle.
Avec AFP