"Un déferlement de haine qui n'a pas de raison", lâche Ibrahima Barry, encore sonné, dans une voiture l'emmenant rejoindre son frère dans la banlieue de Conakry. Le jeune homme de 26 ans s'interrompt, puis reprend: "En Tunisie, si je vous dis qu'ils sont sauvages, le mot n'est pas de trop".
Comme de nombreux migrants subsahariens, sa situation est devenue intenable après le discours du président tunisien Kais Saied appelant à des "mesures urgentes" contre l'immigration clandestine de ces Africains.
Il affirmait que leur présence était source de "violence, de crimes et d'actes inacceptables", et visait à modifier la composition démographique du pays. Un grand nombre des 21.000 migrants originaires d'Afrique subsaharienne recensés officiellement en Tunisie, la plupart en situation irrégulière, ont perdu du jour au lendemain travail et logement.
Les premiers Guinéens rapatriés racontent des scènes d'agression et de chasse à l'homme. Arrivé en Tunisie en 2019 pour aller à l'université grâce à une bourse de l'Etat guinéen, Ibrahima Barry vivait de petits métiers à Gabes, dans le sud-est du pays, dans l'annexe d'une "belle concession".
"J’étais couché quand un ami m’a appelé pour me dire de ne pas sortir, qu’un nationalisme anti-noirs s'était déclenché partout dans le pays après un discours du chef de l’Etat", explique-t-il.
Le lendemain, des voisins se sont introduits chez lui en brisant la porte, lui ordonnant de ne plus faire un geste. Il a dû son salut à son logeur, qui a fait partir les intrus en disant qu'Ibrahima Barry était "à sa disposition, à son compte". Il le conduira ensuite jusqu'au consulat de Tunis, à quelque 400 km.
"Dans mon quartier, les noirs étaient recherchés, pourchassés, violentés et leurs résidences pillées par des Tunisiens", assistés parfois par des agents de police, assure-t-il.
Errance
"Il leur suffisait de voir un noir, même assis devant sa porte ou en ville, pour qu’ils l’attaquent à coups de pierres ou de bâtons C’est un cauchemar que nous avons vécu en Tunisie", dit-il. "Un Africain qui traite comme ça un autre Africain est tout simplement inhumain, sauvage".
Depuis le discours du président Kais Saïed, des centaines de Subsahariens se sont inscrits dans leurs ambassades sur des listes de rapatriement. La junte guinéenne a été la première à faire rentrer une cinquantaine de ressortissants mercredi soir. Dame Mariama Barry, 27 ans, était dans l'avion avec Ibrahima Barry, avec qui elle n'a aucun lien de parenté. Brisée, elle a tout perdu.
Arrivée en Tunisie en 2022 dans l'espoir de gagner l'Europe, elle travaillait dans un salon de coiffure à Tunis depuis huit mois, "pour survivre". "J’étais obligée de tout accepter, même l’inacceptable", et de supporter le racisme des Tunisiens, affirme-t-elle.
Après le discours du président Kais Saïed, "c’est d’abord ma patronne qui m’a insultée, me traitant de sale nègre, d’aventurière sans origine, de mal fichue... Là j’ai compris qu’il fallait partir, et très vite".
Son quartier était en ébullition, les Africains subsahariens étaient traqués, raconte-t-elle. "Des jeunes m’ont arrêtée, l'un d’entre eux m’a giflée. J'ai demandé pardon, qu'on me laisse partir. Un autre m’a donné un coup de pied dans mes fesses, je suis tombée. On m’a arraché mon sac".
La jeune femme raconte son errance, en larmes dans les rues de Tunis, sans argent, sans téléphone, jusqu'à ce qu'un taxi s'arrête pour l'emmener chez une amie compatriote. Là, elles se barricadent dans un studio, jusqu'à leur départ pour Conakry qui leur permet d'échapper à "une mort programmée", dit-elle.
Dame Mariama Barry et Ibrahima Barry ont fait connaissance dans l'avion. Comme les autres rapatriés, les autorités les ont logés la première nuit dans un hôtel. Une même voiture les emmenait jeudi soir dans la banlieue de Conakry où un frère d'Ibrahima devait le récupérer. Dame Mariama devait retrouver une demi-soeur et leur chemin se séparer là. Aucun des deux ne sait de quoi demain sera fait.