Vue du ciel, Bama bourdonne de vie et se déploie sur des kilomètres: elle paraît vouloir s'étendre au-delà des profondes tranchées qui l'entourent et la protègent.
La ville, jadis symbole des ravages du groupe jihadiste Boko Haram, est à l'image du reste du nord-est du Nigeria : au carrefour de la reconstruction et de l'horreur, après treize ans de conflit.
D'un côté, les maisons aux toits flambant neuf qui accueillent les habitants qui, en 2014, avaient fui la cité assiégée par les jihadistes et qui y sont revenus ces dernières années, depuis que les autorités assurent qu'une paix durable y a été rétablie.
De l'autre, les rangées infinies de cabanes en tôle, refuge de l'incessant flux de nouveaux arrivants. Des dizaines de milliers de déplacés qui sortent juste du "bush", les campagnes où les jihadistes ont toujours la main et où les combats avec l'armée perdurent.
Dans l'enclave sécurisée par l'armée, des dizaines de maisons aux toits éventrés et murs calcinés rappellent encore la douloureuse histoire de Bama.
Et notamment ce terrible mois de septembre 2014, lorsque les jihadistes avaient réussi à s'emparer de cette cité commerçante de 300.000 habitants, avant d'en être chassés sept mois plus tard par une lourde offensive de l'armée. Bama, détruite à 85%, s'était alors muée en cité fantôme.
Des millions d'euros ont été nécessaires pour la remettre sur pied. Et depuis quatre ans, la vie a doucement repris ses droits. Quelque 120.000 habitants s’y sont progressivement réinstallés.
Comme Halima Tarmi Abba, revenue en 2018. "Les autorités nous ont donné une nouvelle maison, car la nôtre avait été totalement détruite", raconte cette femme de 36 ans, mère de trois enfants.
En tout, le gouvernement a construit et réhabilité plus de 10.000 maisons, une cinquantaine de pompes à eau et 154 classes d’école, selon l’ONU.
Fermeture des camps
Mais depuis un an, Bama ne parvient plus à absorber le flot des retours. "La ville est surpeuplée, car les autorités ont fermé les camps à Maiduguri et un grand nombre reviennent à Bama", témoigne Halima. "Il y a trop d'enfants dans les classes et de patients dans les hôpitaux".
Depuis mai 2021, les autorités ont fermé plus de neuf camps, qui accueillaient quelque 140.000 personnes, afin de pousser les déplacés à se réinstaller en dehors de la capitale régionale Maiduguri, dans les zones qu'elles assurent avoir sécurisées, comme Bama.
Pourtant, à une centaine de mètres du chantier d'une mosquée, le stade décati de Bama rappelle que l’insurrection est loin d’appartenir au passé.
Ses tribunes sont vides de supporteurs, le terrain servant d’héliport aux travailleurs humanitaires qui ne prennent toujours pas la route à cause de possibles embuscades jihadistes.
Les tranchées qui encerclent la ville sont aussi la preuve que si les militaires tiennent désormais les grandes agglomérations du nord-est, devenues des villes-garnisons, les campagnes restent à la merci des insurgés.
La mort en mai 2021 du chef de Boko Haram Abubakar Shekau, tué par les combattants de l'État islamique en Afrique de l'Ouest (Iswap), n'a pas sonné la fin du conflit qui a fait plus de 40.000 morts et deux millions de déplacés depuis 2009. Elle a juste consacré ce groupe rival comme la force jihadiste dominante dans la région.
"Je suis heureuse de revivre à Bama, mais on ne peut pas dire que le conflit soit derrière nous", confie Halima.
"Parfois, on entend des coups de feu dans la nuit, ou même des explosions, les jihadistes ne sont pas loin", témoigne la mère de famille.
Et chaque jour, "des centaines de personnes continuent d'arriver des villages toujours contrôlés par les groupes armés, épuisées de fatigue et de faim", témoigne Ousmane Umar, un travailleur humanitaire.
Ceux-là trouvent refuge dans le camp de déplacés de Bama, lui aussi derrière les tranchées qui protègent la ville. Construit initialement pour 25.000 personnes, il en accueille désormais 88.000 selon l'ONU.
Depuis juin 2021, 60.000 personnes y sont arrivées: des villageois qui vivaient sous le joug du groupe Boko Haram et/ou des familles des milliers de jihadistes qui se sont récemment rendus aux autorités.
Destins brisés
À l’entrée du camp, des femmes et des hommes à la mine grave traînent leurs silhouettes vers les milliers de cabanes de tôle, au milieu de centaines d'enfants.
"Ici, tout le monde a une histoire terrible à raconter. Des proches tués par Boko Haram, dans les bombardements de l'armée, ou juste par la faim" témoigne Immaculate Patrick, une jeune travailleuse humanitaire dans le camp.
Des destins brisés par les insurgés, comme Aïsha Abubakar, 20 ans, les traits tirés.
Arrivée il y a 8 mois, elle a retrouvé ses parents après 7 ans d'une épouvantable séparation : kidnappée à l'âge de 13 ans par Boko Haram, elle a été mariée de force à l'un de leurs officiers.
"Il avait cinquante ans", dit-elle le regard fixe à l'horizon.
"J'ai vu tant de personnes se faire tuer, des filles utilisées pour se faire sauter dans les marchés", poursuit Aïsha.
D'autres ont vu leur vie détruite par l'armée. Comme Ibrahim, 33 ans, qui a retrouvé dans ce camp sa femme et ses enfants il y a neuf mois, après avoir passé des années en prison pour avoir, dit-il, été "injustement" soupçonné d'être un combattant jihadiste.
Visiblement traumatisé, il raconte comment il a partagé durant 8 mois une cellule avec des centaines d'hommes, sans pouvoir même s'allonger au sol. "Certains sont morts de faim ou de fièvre", lâche-t-il, tapant frénétiquement sa main contre sa cuisse.
Aujourd'hui, Ibrahim partage avec dix membres de sa famille une hutte de fortune dans le camp de Bama. "Ce n'est pas vivable, mais où voulez-vous qu'on aille ?", demande-il.
Les 50.000 enfants du camp se partagent une seule école primaire. Les installations sanitaires y sont trop rares.
"Les déplacés vivent littéralement les uns sur les autres. C'est une situation dramatique (...) avec un risque que des épidémies se déclarent", alerte le chef du Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l'ONU (Ocha) au Nigeria, Trond Jensen.
L'ONU et les autorités disent travailler à étendre au plus vite le camp de Bama, pour éviter que ces hommes et ces femmes ne soient contraints de passer de l'autre côté des tranchées. Là où les jihadistes du groupe État islamique continuent de lancer leurs attaques, et l'armée ses bombardements.