Le 28 janvier 2025, la responsable de la Monusco, Vivian van de Perre, a mis en garde contre les risques d'attaques sur des bases ethniques dans l'est de la RDC ravagé par des conflits de tout ordre. Lors d'une intervention par vidéo depuis Goma, devant le Conseil de Sécurité de l'ONU, elle avait dit: "Des attaques sur des bases ethniques dans une région avec une histoire très sensible doivent être prises très au sérieux".
Le 11 février 2025, l'évêque de Muyinga au Burundi, Bonaventure Nahimana, a mis en garde contre la montée des tensions ethniques dans la région. Le lendemain, le président burundais, Evariste Ndayishimiye, dont les troupes soutiennent l'armée congolaise face au M23 et son allié rwandais dans l'est de la RDC, a évoqué des affrontements datant du 18e siècle entre les royaumes du Burundi et du Rwanda.
Le Burundi a connu des cycles de violence interethnique dès 1963, un an après son indépendance, et a connu 13 ans de guerre civile à partir de 1993 ayant fait 300.000 morts, tandis que le Rwanda a vécu le traumatisme du génocide de 1994, qui a fait plus de 800.000 morts dont au moins 500.000 Tutsi en moins de cent jours.
Comment prévenir les tensions et les violences à caractère ethnique? Quelles initiatives entreprendre pour éviter la division communautaire et promouvoir la culture de la réconciliation? Des questions de VOA Afrique auxquelles ont repondu des femmes leaders, ainsi que l’invitée principale, Sandrine Lusamba, coordonnatrice de l’ONG congolaise Solidarité Féminine pour la Paix et le Développement Intégral (SOFEPADI), en direct à partir de Kampala.
La première intervenante, la juriste tchadienne Thérèse Mékombé, a estimé que ces conflits "à caractère ethniques" sont le plus souvent provoqués par des politiciens.
Thérèse Mékombé- "(...) Les ethnies et les communautés vivent toujours en harmonie, mais le plus souvent des politiques, à travers l'intervention quelquefois négative des administrations, amènent ces ethnies là à se faire la guerre entre elles et entraînent des tensions dans ces communautés. Je pense que cela est dû également à une mauvaise gouvernance."
Tout est question de transparence, poursuit la juriste et militante des droits humains, ajoutant qu'il faut éviter "la discrimination dans la gestion et la répartition des ressources" et s'assurer d'une "bonne gestion également des population en termes d'accès ou de réponse à leurs besoins fondamentaux."
Avant l'émission, Sandrine Lusamba avait dit à VOA Afrique que "l'histoire nous a montré que la manipulation ethnique est un outil politique". Un constat fait par de nombreux observateurs et analystes.
Sandrine Lusamba - "Évidemment. Comme je vous l'ai dit, la manipulation politique est vraiment souvent un outil qui attise ou qui augmente ces problèmes au niveau des ethnies. Alors pour prévenir ces tensions, il est vraiment essentiel de promouvoir l'éducation à la paix dès les plus jeunes âges. (...) Dans ces communautés, les femmes doivent comprendre leur rôle dans l'éducation à la paix et dans la recherche de la paix. Mais aussi, il faut faire l'effort de bannir tous les discours de haine et encourager un leadership responsable."
Pour prévenir cela, Mme Lusamba suggère de travailler à travers les réseaux sociaux "qui sont vraiment des canaux très efficaces de communication, mais aussi les médias traditionnels qui doivent être formés à identifier des messages de haine et à ne pas les promouvoir."
A la question de savoir s'il y a encore aujourd'hui des cas de médias qui ont tendance à utiliser la manipulation à caractère ethnique dans leur couverture, elle a répondu par l'affirmative.
Sandrine Lusamba - "Bien sûr. Je suis de la RDC. Bien sûr, on peut le remarquer pendant les élections, c'était facile de voir que tel média a tel appointance politique, tel autre a telle position politique, soit par la tribu ou l'appartenance tribale de telle ou telle autre politicien. En tout cas, cela existe encore de nos jours."
La militante des droits humains congolaise Caroline pindi pense qu'il faut "changer de narratif".
Caroline Pindi - "(...) La génération actuelle doit prendre le temps de baliser le chemin, c'est à dire de parler aux enfants en bien des autres ethnies. C'est très important parce qu'il faut réparer cette erreur sinon elle va continuer. Et on a déjà vu en fait les conséquences lamentables que ça pouvait engendrer, donc, il faut valoriser toutes les ethnies, il faut arriver à aplanir pour que la situation puisse enfin devenir vivable, sinon c'est très compliqué (...)."
Sandrine Lusamba - "L'éducation familiale est très importante pour éviter, comme Caroline l'a dit, de parler en mal des autres. (...) Il est important de bien parler et d'expliquer des situations des communautés qui nous entourent ou des communautés qui se mélangent pour que les jeunes générations les comprennent et qu'ils ne puissent pas développer cette haine. Aujourd'hui, il y a des mariages intercommunautaires; ça doit avancer et la Communauté doit savoir que le vivre ensemble devra dépasser tous les problèmes qui peuvent être attisées par le politique."
La militante des droits humains Espérance Kilembé, a souligné qu'"il est difficile de promouvoir la culture du pardon et de la réconciliation."
Espérance Kilembé - (...) "Le Cardinal (Fridolin) Ambongo (archevêque de Kinshasa) a entrepris des démarches pour le dialogue afin d'aboutir à la réconciliation et à la paix. Malheureusement, il est accusé de tous les maux. Pour bannir les tensions ethniques en Afrique, il est nécessaire que les gouvernements parviennent à faire la distinction entre leurs intérêts personnels et les caisses de l'État et qu'ils cherchent avant tout à garantir le bien être des citoyens, comme cela se passe en Europe, en Amérique, en Asie."
L'ONG Sofepadi (Solidarité Féminine pour la Paix et le Développement Intégral) -dont la présidente est la militante des droits humains de renommée Julienne Lusenge- est présente dans plusieurs régions de la RDC. L'une de ses principales installations est le centre Karibuni Wa Mama à Bunia, capitale de la province de l'Ituri près du Lac Albert dans le nord-est du pays, à la frontière avec l'Ouganda. Cette province est le théâtre de conflits à répétition entre agriculteurs Lendu et éleveurs Hema depuis plus d'un demi-siècle.
La coordonatrice de l'organisation Sandrine Lusamba a dit à VOA Afrique que "chaque coin de la République Démocratique du Congo a son histoire propre par rapport aux conflits."
Sandrine Lusamba - "(...) Vous avez cité l'Ituri qui a son histoire propre entre deux communautés majoritaires. Vous avez le Nord-Kivu, les Kasaï, même l'ouest de la RDC, il y a les conflits Teke-Yaka. En ce moment, il y a les conflits au niveau des kissangani qui opposent deux tribus aussi, deux communautés majoritaires (...)"
Pendant des années, "il y a eu des réflexions, il y a eu des enquêtes. Pourquoi ne pas maintenant se dire qu'il est le moment de réfléchir ou de de renforcer les initiatives qui promeuvent une réconciliation, des initiatives de justice transitionnelle, de dialogues communautaires pour que ces communautés continuent à vivre ensemble."
Pour Yvette Alavo, spécialiste en communication au Bénin, il faudrait "déconstruire les stéréotypes, éduquer les jeunes générations à pouvoir mieux vivre ensemble. Il faudrait mettre en place des stratégies et systèmes qui favorisent le vivre ensemble, l'acceptation de soi, savoir travailler malgré nos différences, et valoriser chaque ethnie."
L'ONG congolaise Sofepadi a entrepris "des projets intégrateurs de paix" pour réconcilier des communautés à travers des groupes de femmes à Beni dans le Nord Kivu.
Sandrine lousamba - "(...) Je peux donner l'exemple d'un conflit qui a opposé des femmes pygmées et des femmes bantoues. Les pygmées, leurs milieux naturels, c'était la forêt, qui a été envahi par des groupes armés et cette population devait sortir et venir cohabiter. La cohabitation n'a pas été facile parce que ces pygmées n'avaient pas de terre, pas de marché et ça a commencé à alimenter des conflits? (...) Nous avons mis en place des groupes de dialogue afin qu'ils puissent identifier des problèmes (...) Et c'est là qu'on est venu à travailler sur un projet de marché communautaire. (...) Elles travaillent ensemble et le comité même de gestion du marché est composé de ces deux communautés. C'est un petit espace, mais qui est bien géré, qui est partagé et qui a facilité la cohabitation entre ces populations."
La syndicaliste guinéenne Asmaou Bah Doukouré, directrice générale adjointe du tourisme et de l'hôtellerie, estime que la diversité ethnique en Guinée est une richesse culturelle, "mais parfois elle crée des tensions, surtout en période électorale." Elle propose une panoplie de mesures simples pour éviter les conflits.
Asmaou Bah Doukouré - "Il est important de promouvoir l'éducation à l'école, encourager les mariages et collaboration entre ethnies pour renforcer l'unité. Sensibiliser à travers les médias, les leaders religieux et communautaires pour lutter contre les discours de haine. Renforcer l'égalité des chances pour que chaque citoyen ait l'accès aux mêmes opportunités sans discrimination ethnique (...) Créer des projets communs pour encourager le travail ensemble. Et impliquer les femmes, qui jouent un rôle clé dans la paix en sensibilisant dans les familles et les communautés."
Sandrine Lusamba a précisé que l'exemple de solidarité communautaire à Béni dans le Nord-Kivu en RDC, cité précédemment, est un modèle que Sofepadi a reproduit dans la province de l'Ituri, en réunissant des femmes de différentes ethnies sur un champs agricole communautaire.
Sandrine Lusamba- "C'est un modèle qui marche très bien parce que ça incite les Communautés à réfléchir sur le leurs propres problèmes, mais aussi à réfléchir sur ce qui peut être des solutions. (...) Nous avons facilité cette cohabitation et nous avons saisi l'opportunité pour les sensibiliser autour de la paix, pour les engager à être des ambassadrices et des médiatrices. Des femmes formées pour faire la médiation entre leurs communautés."
Un fidèle auditeur de VOA Afrique, Sena Dodzi Kouadzo, a estimé que "c'est aux chef ethnique de protéger ses ressortissants par la voix de la paix, qui est de sensibiliser son peuple, de demander à ses jeunes d'eviter de commettre des violences à caractère ethnique."
Les chefs traditionnels ou coutumiers ont encore une très forte influence sur les comportements communautaires, souligne Sandrine Lusamba, rappelant qu'ils sont d'ailleurs souvent à l'origine de ces conflits.
Sandrine Lusamba- "(...) Si des solutions autour de la paix et de la cohabitation pacifique passent par eux, eux-mêmes commencent à comprendre qu'ils ne doivent pas attisser des conflits ou créer des tensions entre eux. Et ça fait qu'ils portent le message et le répercute au niveau de leur communauté. Nous avons travaillé longuement avec des chefs traditionnels bien sûr, pour que déjà ils puissent reconnaître d'abord la place de la femme dans leur chefferie et qu'ils puissent tous travailler ensemble sur la question de la paix. (...) Dans le Kasaï par exemple, c'était des conflits qui ont commencé par des problèmes avec des chefs coutumiers. Si seulement à cette époque là ils avaient été impliqués, s'ils avaient compris le rôle qu'ils doivent jouer de promotion de la paix et non de passer par la violence, cela n'aurait pas dégénérer jusque là où ce conflit est arrivé (...)."
Sandrine Lusamba a précisé que la majorité des communautés restent encore "très patriarcales".
Sandrine Lusamba- "(...) On a travaillé sur un projet qu'on a appelé Femmes, construisons!, qui nous a permis d'identifier les rôles de femmes jadis dans les Communautés. Et on a compris que dans les temps anciens, les femmes travaillaient en collaboration avec des rois. Elles pouvaient être conseillères de rois, jouer un autre rôle pour appuyer la chefferie. (...) Nous nous sommes mis à sensibiliser et on a eu quand même des exemples vers le Sud Kivu où une chefferie a accepté de remettre cela en place. (...) Je sais qu'il y a des femmes chefs coutumiers au Kasaï et au Nord-Kivu mais comparer en nombre, c'est encore une apanage, disons."
La journaliste et professeur de philosophie gabonaise Raïssa Sylvana Oyeasseko pointe également le rôle clé des leaders communautaires, ainsi que celui des médias et des écoles "pour diffuser des messages d'unité et de tolérance". Elle évoque plusieurs pistes pouvant optimiser les chances de cohabitation pacifique, avec un accent particulier sur la responsabilité des acteurs politiques et de tout un chacun pour "apaiser ces tensions et rappeler que notre destin commun dépasse nos différences".
Raïssa Sylvana Oyeasseko- "(...) Promouvoir des programmes éducatifs qui valorisent la diversité culturelle et ethnique comme une richesse et non comme une source de division. En outre, il faut renforcer des institutions qui garantissent l'équité et la justice. Nous devons plaider pour des politiques inclusives qui assurent une répartition équitable des ressources et des opportunités. Le Gabon compte une quarantaine d'ethnies et cette diversité est une richesse lorsqu'elle est bien gérée. Cependant, il arrive que des rivalités et des préjugés ethniques ressurgissent, notamment dans le cadre politique où économique. Par exemple, lors des élections, certains discours peuvent instrumentaliser l'appartenance ethnique pour diviser (...)".
Sa compatriote Stéphanie Padonou, militante pro-démocratie gabonaise résidant au Canada, a tenu à citer un "passage fondamental de la Déclaration universelle des droits de l'Homme des Nations Unies qui dit, en son article premier, que tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droit. Ils sont doués de raison et de conscience, et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité."
Stéphanie Padonou- "(...) Partant de là, et au regard de l'histoire tragique de plusieurs peuples africains qui ont vécu des massacres interethniques jusque dans un passé très récent, on devrait tous être très vigilants. Et donc, sensibilisées aux risques des dérives de divisions et des conséquences possible d'une telle attitude, il est primordial que les populations restent en tout temps et en toutes circonstances alertes, unies et soudées."
A la question de savoir si des initiatives sont prises pour éviter d'exacerber les tensions intercommunautaires dans la région des Grands Lacs, où les combats provoquent des déplacements massifs de populations, Sandrine Lusamba a répondu que "la situation de la RDC dépasse l'entendement parce que ça fait 30 ans" que ça dure.
Sandrine Lusamba- "(...) La RDC a opté pour la justice transitionnelle, qui est l'ensemble des mesures pour vraiment faire face à des violations graves des droits humains ou à des crimes commis pendant les conflits armés. Alors il faudra maintenant que cette justice puisse bien fonctionner pour que même des situations qui sont en train de se dérouler aujourd'hui puissent passer par ces processus afin d'établir la vérité sur les faits; parce qu'on doit savoir qui a fait quoi, qui a causé quoi exactement afin de passer par des poursuites judiciaires pour sanctionner sévèrement des personnes qui sont à la base de cette situation."
Insistant sur la question des réparations "individuelles et collectives" pour les milliers de victimes de cette violence armée, à commencer par les femmes et les filles, la militante des droits humains a conclu sur l'objectif principal d'une telle justice.
Sandrine Lusamba- "Aujourd'hui, dans une réunion, on a parlé de près de 80 écoles détruites. Il faut que cette justice fonctionne de la meilleure façon possible pour arriver maintenant à l'autre pilier de la justice transitionnelle qui est la garantie de non répétition. Faire les vraies réformes de l'armée, de la police, pour que tout ce qu'on est en train de vivre maintenant ne puisse plus se répéter. C'est un mécanisme très bien réfléchi qui, s'il est mis en application, permettra que nous ne puissions plus retomber dans le futur sur les même problèmes ou d'autres autour de conflits communautaires."
Sur le continent africain, plusieurs ONG locales organisent des audiences foraines de justice transitionnelle, un travail de fourmis exercé sans relâche depuis des années, pendant et après des dizaines de conflits, afin de redonner espoir aux communautés entre-déchirées.
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