"Bon, ils sont comme les autres, en fait", lâche, désabusé, ce chauffeur de bus de 41 ans qui vit à Salé, ville voisine de la capitale Rabat.
Largement médiatisé à son lancement, en juin 2015, le numéro qui garantit l'anonymat des dénonciateurs avait suscité l'enthousiasme: il y a eu jusqu'à "6000 appels enregistrés au début" chaque jour "puis le nombre s'est stabilisé à 500 par jour", détaille Hicham Mellati, directeur par intérim des affaires pénales au ministère marocain de la Justice, en charge du programme.
Après 30 mois, le bilan de l'opération reste maigre, avec 36 cas de poursuites judiciaires, selon les derniers chiffres officiels.
"L'anonymat des appels est une garantie de sécurité, mais certains dénonciateurs se désistent lorsqu'il s'agit de déposer plainte", explique M. Mellati.
Surtout, selon lui, huit appels sur dix ne concernent "pas vraiment" des affaires de corruption, ou manquent d'éléments tangibles.
'Plus confiance'
C'est le cas pour Slimane Brihmi: ce chauffeur de bus est persuadé que ses locataires, qui le narguent et refusent de payer leurs arriérés, ont "des appuis dans un ministère".
Il a donc appelé le 0 800 00 47 47 pour dénoncer la passivité des magistrats et des policiers qui n'appliquent pas les décisions judiciaires successives d'expulsion. Mais il n'a aucune preuve pour étayer ses accusations.
"Je n'ai plus confiance, je suis dans mon droit et ceux qui devraient l'appliquer ne le font pas", déplore-t-il.
De façon générale, la confiance envers les institutions marocaines reste fragile.
"Entre 2014 et 2015, près d'un Marocain sur deux (48%) aurait donné au moins une fois un +bakchich+ en échange d'un service public", selon un rapport de l'ONG Transparency Maroc.
Le secteur judiciaire est le premier pointé du doigt, devant la police et les hôpitaux, d'après cette étude de 2016.
En 2015, avant que l'Instance centrale de prévention de la corruption (ICPC) ne se retrouve en sommeil -faute de prorogation du mandat de ses membres-, son président Abdeslam Aboudrar avait fustigé un "fléau qui nuit gravement à l'économie".
Malgré les programmes annoncés à grand renfort de publicité, le royaume "continue de souffrir d'une corruption systémique", selon un récent communiqué de Transparency Maroc.
'Manque de volonté'
Le pays s'est pourtant doté de différents cadres de lutte. Le roi Mohammed VI a plusieurs fois souhaité que la loi "s'applique à tous", et les islamistes du Parti justice et développement (PJD), à la tête du gouvernement depuis 2011, ont dit vouloir faire de la lutte anticorruption un cheval de bataille.
Prévue par la Constitution de 2011 avec des pouvoirs étendus, la Commission nationale contre la corruption a finalement été créée en octobre 2017.
Mais ses membres, parmi lesquels devaient figurer des représentants de la société civile et notamment de Transparency, n'ont toujours pas été nommés.
"Il y a un manque de volonté politique tranchée qui permettrait de donner un signal clair pour la fin de l'impunité", déplore Fouad Abdelmoumni, le secrétaire général de Transparency Maroc.
Le responsable avait salué le lancement de l'opération "Numéro vert". "Aujourd'hui, elle semble contre-productive, l'engouement a été très important, a nourri des attentes, mais le niveau de performance est très bas", dit-il.
De fait, les moyens du dispositif sont plutôt limités: cinq magistrats assistés de cinq fonctionnaires répondent directement aux appels depuis le ministère de la Justice, tout en travaillant sur d'autres dossiers.
Le service doit être "amélioré" en 2018, grâce à un centre d'appel indépendant: "les travaux vont commencer", assure Hicham Mellati, en précisant que 16 fonctionnaires spécialement formés prépareront les dossiers des plaignants avec un protocole en trois langues -arabe, amazigh et français-.
Pour lui, le fait que les 36 enquêtes enclenchées via le numéro vert aient toutes débouché sur des condamnations de fonctionnaires constitue déjà un succès. Parmi eux, "un juge de cour d'appel qui avait accepté de l'argent pour influencer sa décision", souligne-t-il.
Avec AFP