Depuis l'indépendance du Kenya en 1963, l'ancienne puissance coloniale britannique a conservé une base, l'Unité de formation de l'armée britannique au Kenya (BATUK), à Nanyuki, à environ 200 kilomètres au nord de la capitale Nairobi.
Lors de leur visite d'Etat qui s'achève vendredi, le roi Charles III et la reine Camilla se rendent à Nairobi et dans le port de Mombasa, mais pas à Nanyuki.
La base qui abrite plusieurs centaines de soldats, source de revenus essentiels pour les habitants de cette région du centre du Kenya, est aussi l'objet de controverses récurrentes, entre accusations de viols, de meurtres et présence de munitions non explosées qui mutilent les populations locales.
Soins à vie
Lisoka Lesasuyan a perdu ses deux bras sur un terrain utilisé pour des exercices de tir de mortier par les troupes de BATUK - et des forces kényanes - à Archer's Post, à trois heures de route de Nanyuki.
En 2015, âgé de 13 ans, il a "ramassé l'explosif" alors qu'il faisait paître des chèvres. "Je ne savais pas ce que c'était, j'ai commencé à jouer avec", raconte-t-il à l'AFP.
Conduit à l'hôpital par des soldats britanniques, il perd ses bras, sectionnés au niveau des coudes. Une partie de son oeil droit a également été arrachée, sa poitrine couverte de brûlures et il a perdu une partie de l'audition.
Le ministère britannique de la Défense, sans reconnaître de responsabilité et en affirmant qu'une enquête n'a pu déterminer si la munition était kényane ou britannique, lui a versé en 2018 10 millions de shillings (86.000 euros de l'époque).
"Mais c'est très loin d'être suffisant, il aura besoin de soins médicaux à vie ainsi que de prothèses", dénonce Kelvin Kubai, avocat et activiste qui a médiatisé l'affaire.
Le cas de Lisoka Lesasuyan n'est pas isolé. En 2002, le ministère britannique de la Défense a versé 4,5 millions de livres (6,7 millions d'euros) à 233 personnes affirmant avoir été blessées par des munitions non explosées. Nairobi et Londres contestent l'origine des munitions, les deux armées s'entraînant sur les lieux.
"Impunité"
Plusieurs autres affaires ternissent la réputation de la BATUK. En 2003, Amnesty International affirmait avoir répertorié 650 accusations de viols contre des soldats britanniques entre 1965 et 2001, dénonçant des "décennies d'impunité". L'affaire du meurtre d'Agnes Wanjiru est l'une des plus connues.
En 2012, le corps sans vie de cette jeune femme de 21 ans, mère d'une fille de deux ans, avait été découvert dans une fosse septique à Nanyuki. Elle avait été vue vivante pour la dernière fois avec un soldat britannique.
En octobre 2021, l'hebdomadaire britannique Sunday Times affirmait, plusieurs témoignages de militaires à l'appui, qu'un soldat avait avoué le soir même à ses camarades et leur avait montré le corps. Le meurtre aurait été dénoncé à la hiérarchie militaire, qui n'a pas donné suite.
"Seul Dieu peut nous aider car l'affaire stagne. Nous ne sommes pas sûrs d'obtenir un jour justice", lâche, les larmes aux yeux, Rose Wanjiku, la soeur d'Agnes rencontrée par l'AFP dans sa masure de Majengo, quartier populaire de Nanyuki.
"Nous n'avons eu de retour d'aucun responsable gouvernemental" kényan, poursuit-elle, tenant des photos jaunies de sa soeur. Une enquête a été lancée en 2019, sans aucun résultat public connu. La police kényane a annoncé la relancer après les révélations du Sunday Times.
"Cette affaire est une priorité", affirme à l'AFP une porte-parole du gouvernement britannique: "La compétence pour cette enquête relève de la police kényane, et le gouvernement britannique travaille en étroite collaboration avec le gouvernement du Kenya".
Ni le gouverneur local, ni le ministère kényan de la Défense n'ont répondu aux sollicitations de l'AFP sur ces différentes affaires.
Dépendance
Rose Wanjiku ne souhaite toutefois "pas que la base soit fermée parce que des habitants en dépendent". "C'est une seule personne qui a commis l'infraction et pas tous", souligne-t-elle.
Selon le gouvernement britannique, la BATUK a injecté 32 millions de livres (36 millions d'euros) dans l'économie locale depuis 2016.
Sur la route du camp, de nombreux commerces visent clairement une clientèle de soldats britanniques, vendant "Union Jack", objets militaires, articles à l'effigie de clubs de Premier League...
Robinson Mutunga, qui emploie dix personnes dans l'une de ces boutiques, explique que "90%" de ses revenus "viennent de l'armée britannique": "S'ils partent, je devrais commencer une nouvelle vie".
"La seule chose importante économiquement à Nanyuki, c'est l'armée britannique", estime Mary Nkirote, qui tient un bar à une centaine de mètres du camp.
"Quand les 'boys' viennent, je peux gagner jusqu'à 50.000 shillings par soirée (environ 310 euros), mais quand ils ne viennent pas, seulement 20.000", souligne-t-elle: "Nanyuki tel que nous le connaissons n'existerait pas sans eux".