La locomotive diesel tracte quatre wagons de marchandises en bois et deux voitures voyageurs au métal défraîchi modèle 1955 plongées dans le noir, l'éclairage électrique ne fonctionnant plus.
Sur les banquettes de bois, une centaine de passagers et leurs bagages surtout des marchandises entament un voyage d'une douzaine d'heures pour relier cette ville de l'Est éthiopien à Dewele, à la frontière djiboutienne.
Là, ils vendront légumes et khat une plante euphorisante et ramèneront des denrées alimentaires venues du port de Djibouti. Ce train est "notre moyen de transport", explique une jeune commerçante refusant de donner son nom, qui "part acheter riz, sucre, pâtes, épices, sauce tomate, huile".
Le tortillard effectue deux jours par semaine ce trajet d'environ 200 kilomètres, seule portion encore praticable des 784 kilomètres de la ligne originelle qui reliait le centre de Djibouti-ville au coeur d'Addis Abeba.
Depuis 2016, un train moderne relie les deux capitales en 12 à 18 heures, sur une ligne électrifiée construite par la Chine. Mais à Dire Dawa, ville née au début du XXe siècle avec l'arrivée du "Chemin de fer franco-éthiopien" (CFE), le "train des Chinois" ne convainc pas tout le monde.
Existence liée au train
Commme à Addis et Djibouti, sa gare est hors de la ville et le prix du billet plus élevé. Surtout, il ne s'arrête que dans trois gares entre Dire Dawa et Dewele, contre huit pour le "train français". "Le train (chinois) ne s'arrête dans aucune gare près de chez nous", explique ainsi la jeune commerçante.
Historiquement, "les gens se sont installés près des gares. Certains endroits sont inaccessibles en voiture et le seul moyen de transport est le train", rappelle Mulugeta Kebede, 70 ans, conducteur du "vieux train" depuis quatre décennies.
"Les gens disent que (le train moderne chinois) c'est un avion qui ne sert à rien" car il ne s'arrête nulle part, ironise Ismail Khayad, directeur général adjoint du "Chemin de fer Dire Dawa-Dewele", désormais géré par les autorités locales.
Le long de l'ancienne ligne, "l'existence des gens dépend du train", témoigne Ayoub Asofa, 62 ans, chef de la "halte" de Chinile, cahute misérable et premier arrêt à une dizaine de km de Dire Dawa. Ils "amènent des légumes à la frontière djiboutienne et reviennent avec des aliments. Si le train s'arrête, ces denrées ne seront plus abordables".
Lent déclin
Nostalgie et amertume se mêlent chez les cheminots de Dire Dawa, ville coquette aux rues ombragées d'arbres construite par les Français. A la vieille gare, les pancartes en amharique et français, langue que certains vieux cheminots parlent encore, rappellent son passé.
Les travaux du CFE, voulu par l'empereur Ménélik, ont commencé en 1897 à Djibouti, alors "Côte française des Somalis". La ligne a atteint Dire Dawa, à 311 kilomètres au sud, à Noël 1902, et Addis Abeba à l'été 1917.
"C'est le chemin de fer qui a fondé cette ville", rappelle Ismail Khayad. Ses ateliers y ont été installés. Carrefour économique, la ville fut longtemps la plus peuplée d'Ethiopie derrière Addis Abeba. Le déclin du train a commencé dans les années 1970 avec l'essor du transport routier vers l'accès à la mer alors offert par l'Erythrée, annexée depuis les années 1950 par l'Ethiopie.
Matériel vétuste, déraillements fréquents, lenteur infinie... La ligne est peu à peu tombée en désuétude. Au début des années 2000, le tronçon Addis-Dire Dawa a été abandonné, puis la portion djiboutienne. Des plus de 2.500 employés, n'en restent que 300. Wagons-citerne ou luxueuses voitures-couchettes rouillent sur les voies de garage de la gare de Dire Dawa.
Parallèlement, "la ville s'est aussi dégradée économiquement et socialement", s'attriste Ismael Khayad, accusant le gouvernement éthiopien d'avoir "délaissé" chemin de fer et cheminots.
Savoir-faire centenaire
Pour que le vieux train roule, les ateliers historiques continuent d'oeuvrer. Les machines au métal patiné (tours, fraiseuses, rectifieuses...) ont parfois l'âge du train. "Elwell&Seyrig, Plaine St-Denis, 1903", affiche sur sa plaque d'acier la doyenne, une "rainureuse verticale" que Belay Mulu, 53 ans, fraiseur depuis plus de trois décennies, met en marche pour prouver qu'elle fonctionne.
Sur sa fraiseuse - plus récente - il répare et refabrique, car "on n'achète aucune pièce détachée". Les ateliers n'abritent plus que quelques dizaines d'ouvriers. Les jeunes sont rares. "Nous n'avons plus beaucoup de travail maintenant, car il n'y a pas beaucoup de circulation", regrette Berhanou Bekele, 60 ans chef du département "Réparation du matériel remorqué".
Comme le train, ces ateliers sont cruciaux pour la région. "On travaille aussi pour les hôpitaux", dit Belay Mulu en usinant une pièce pour un lave-linge de l'hôpital de la ville, dont des lits sont aussi remis en état.
Responsable technique d'une usine de détergents, Woubest Arefe, 60 ans, observe une cintreuse courber des poutres d'acier qui cercleront des citernes. "Il n'y a aucun atelier comme celui-ci" à 500 kilomètres à la ronde, dit-il: "c'est presque une usine" avec sa fonderie et ses ateliers de métallurgie, menuiserie ou électricité.
"Sans lui, nous devrions importer ces pièces de Chine ou aller à Addis, ce qui nous coûterait du transport, du temps et peut-être aussi de la précision dans le travail. Ici, le personnel est très doué". Cheminots et ouvriers refusent que ce savoir-faire centenaire disparaisse. Belay Mulu forme des jeunes "pour la pérennité de cet atelier et de cette machine".
Ce savoir, "nous l'avons reçu de nos aînés et devons le passer à la jeune génération pour le préserver", insiste Ahmed Abdallah, conducteur de 53 ans. "Les gens vieillissent, mais la connaissance ne veillit jamais".