Retraité de la société publique de transport fluvial, M. Tongohala raconte avoir quitté jeune son village du Nord-Est de la RDC, où tout le monde parlait la langue des Lokele, peuple pêcheur des rives du Moyen-Congo.
Autre habitant de Kinshasa, la capitale congolaise de 10 millions d'habitants en constante expansion, Daniel Mukebayi, fonctionnaire retraité, dit avoir éduqué avec son épouse leurs dix enfants en tshiluba, la langue des Luba, parlée dans le centre de la RDC - principalement dans la région du Kasaï.
En 1974, se souvient ce sexagénaire, son fils "Michel parlait parfaitement le tshiluba alors qu'il n'avait que 4 ans". "Mais depuis qu'il s'est marié et qu'il a fondé sa propre famille, il ne parle plus sa langue maternelle et ses enfants ne parlent plus que le français et le lingala", déplore-t-il.
Les cas des familles Tongohala et Mukebayi sont loin d'être isolés en RDC, un Etat où l'on recense quelque 450 langues vivantes, la plupart non écrites, soit environ 9% des près de 5.000 langues en usage sur la planète.
A son indépendance, en 1960, l'ex-Congo belge a choisi le français comme langue officielle, bien qu'il soit loin d'être compris par l'ensemble de la population (aujourd'hui plus de 71 millions d'habitants).
Dans une période de "recours à l'authenticité", les autorités ont ensuite promu quatre langues dites "nationales" dans lesquelles peuvent être dispensé l'enseignement primaire: lingala (langue de l'armée, parlée à Kinshasa et dans le Nord-Ouest), kikongo (Ouest), tshiluba (Centre) et swahili (Est).
- 'Pression politique' -
Ces langues ont aussi droit de cité dans les tribunaux, selon les régions, et cohabitent avec le français dans les grands médias, mais aujourd'hui, lingala et swahili (parlés aussi dans des pays riverains) ont nettement pris l'ascendant sur les deux autres.
En 2000 déjà, dans un livre mettant en garde contre "la mort des langues", le linguiste français Claude Hagège notait "la pression politique" exercée en Afrique par des langues régionales sur de "petites langues". "La promotion d'une langue africaine, étant envisagée par le pouvoir comme un acte d'affirmation nationale, met en péril les idiomes minoritaires, qui ne sont pas en mesure de rivaliser avec elle puisqu'elle reçoit le renfort des mesures scolaires et des médias", écrivait-il.
Chez les Mukebayi, la femme de Michel, Cocotte Kolo, membre comme lui de l'ethnie Luba, regrette de ne pas parler le tshiluba et donc de ne pouvoir le transmettre à ses enfants, alors qu'elle "maîtrise le swahili, le kinyarwanda [langue parlée au Rwanda et dans l'Est du Congo, NDLR], le lingala et le français" : paradoxe du Congo où le multilinguisme est une réalité quotidienne mais où l'on peut ignorer ou oublier sa langue maternelle.
"Parfois j'ai honte, parfois j'ai peur, dit-elle, parce que j'ai perdu mes repères".
- Honte et snobisme -
A l'inverse, dans les milieux huppés de Kinshasa, un certain snobisme consiste à n'apprendre à ses enfants que le français (et éventuellement l'anglais).
La disparition de certaines langues est "un phénomène normal lié à l'exode rural et, surtout, au [faible] poids démographique, économique et culturel" de leurs locuteurs, estime le professeur Kadima Nzuji, linguiste à l'Université Marien Ngouabi, à Brazzaville.
Le kinande et le kitetela, deux langues de communautés pourtant relativement réduites, ont ainsi des chances de survie élevées du fait du dynamisme commercial de leurs membres, estime-t-il.
"Les anciens parlent les langues du village pour des raisons de survie", relève Kambayi Bwatshia, professeur d'histoire des mentalités à l'Université pédagogique nationale (UPN) de Kinshasa, mais "les jeunes [...] particulièrement dans de grands centres urbains s'adaptent au milieu".
Les deux universitaires applaudissent le travail de fourmi réalisé par des missionnaires chrétiens ayant étudié en profondeur bien des langues parlées au Congo à partir de la fin du XIXe siècle. Ils jugent néanmoins inéluctable la disparition d'un certain nombres de ces idiomes et estiment que les documents laissés par ces prêtres risquent, à brève échéance, d'être les derniers vestiges de langues mortes.
L'accélération de la dégradation économique de la RDC à partir des années 1980, les deux guerres qui ont ravagé le pays entre 1996 et 2003, et son état de sous-développement chronique à l'échelle nationale contribuent également à la disparition des langues les moins pratiquées.
"Lorsqu'il y avait des rotations de bateaux, je rentrais à mon village [...] où, avec les personnes de ma génération, on parlait le kilokele", se souvient M. Tongohala, le retraité du transport fluvial. C'était il y a plus d'un quart de siècle.
Avec AFP