Il était minuit passé quand une dizaine d'hommes armés de kalachnikovs ont fait irruption dans la maison de Mohammed, en périphérie d'Abuja, la capitale du Nigeria, pour les enlever lui et sa femme. Le conducteur de camion se rappelle avoir ensuite marché pendant plusieurs heures sous la menace des fusils, en pleine nuit, jusqu'à atteindre une étroite grotte dans une forêt. Les hommes ont dit qu'ils "nous tueraient si on tentait de s'échapper".
Otage pendant trois jours, le couple a ensuite été libéré après le paiement d'une rançon de 600.000 nairas (1.420 euros) par un proche. De l'argent facile et rapide pour les criminels, appelés "bandits" par les Nigérians. Mais pour Mohammed, qui a demandé à ne pas être désigné par son vrai prénom, le traumatisme est toujours présent.
Les enlèvements ne sont pas un phénomène nouveau dans le pays le plus peuplé d'Afrique, où les jihadistes de Boko Haram avaient fait la une des journaux du monde entier en 2014 en enlevant 276 lycéennes de la ville de Chibok, dans le nord-est du pays.
Depuis, les prises d'otages sont devenues une juteuse industrie face à laquelle les autorités semblent impuissantes. Le président Muhammadu Buhari termine son deuxième mandat critiqué de toute part pour son incapacité à l'enrayer, tout comme l'insécurité, devenue un enjeu crucial de l'élection présidentielle de février 2023.
Ainsi, selon les estimations de l'ONG Acled, il y aurait eu cinq fois plus d'enlèvements l'année dernière au Nigeria qu'au Mexique et en Colombie réunis, deux pays pourtant connus pour ce type de criminalité. Des communautés rurales, particulièrement touchées, se retrouvent ruinées par le paiement des rançons et certaines entreprises dépensent aussi des fortunes pour protéger leurs employés.
Comme beaucoup, Mohammed et sa femme n'ont pas signalé leur enlèvement, par peur des représailles et découragés par une justice dépassée. Car, parmi la poignée de kidnappeurs arrêtés, la plupart finissent dans les méandres d'un système judiciaire engorgé où les enquêtes sont rarement menées à terme.
500 kidnappings par mois
Au Nigeria, les kidnappings ont pris de l'ampleur dans les années 1990 dans la région du Delta (sud-est), riche en pétrole. Pendant plus d'une décennie, des militants ont enlevé des centaines d'employés des compagnies pétrolières, dont des étrangers, pour dénoncer l'exploitation injuste des ressources et s'octroyer une forme de redistribution via les demandes de rançon. Puis, deux acteurs distincts se sont ensuite tournés vers les kidnappings.
Dans les années 2010, les groupes jihadistes ont été les premiers à organiser des enlèvements de masse dans le nord-est, leur fief, où ils mènent une insurrection ayant fait au moins 40.000 morts et plus de deux millions de déplacés. Aujourd'hui, ce sont davantage les "bandits" qui multiplient les kidnappings, cette fois dans le nord-ouest et le centre du pays.
Au Nigeria, les données sur le nombre de personnes enlevées sont cependant peu fiables et très largement sous-évaluées. Selon l'ONG Acled, près de 3.000 personnes ont été enlevées en 2021. Un chiffre loin de la réalité selon une source diplomatique occidentale dans la capitale Abuja, qui estime qu'il y aurait eu plus du double d'enlèvements avec une moyenne de 500 kidnappings par mois en 2021. Un porte-parole des services de sécurité nigérians (DSS) a toutefois démenti l'existence d'une "épidémie d'enlèvements".
Ils "se sont étendus parce que l'insurrection s'est répandue", a déclaré à l'AFP Peter Afunanya, pointant la prolifération des armes et le fait que les jihadistes frappent désormais hors de leur enclave du nord-est. Si les analystes font état d'alliances entre les jihadistes et les bandes criminelles, celles-ci agissent a priori sans idéologie, par opportunisme et seul appât du gain.
La hausse soudaine du nombre de personnes enlevées au Nigeria est aussi liée à une série d'enlèvements de masse. Par exemple, fin 2020, plus de 300 garçons ont été enlevés en une seule fois par des bandits dans leur école de l'Etat de Katsina. Ils avaient été relâchés une semaine plus tard mais cette affaire avait choqué le pays, marquant un tournant pour de nombreux Nigérians dont certains s'étaient résignés à ne plus envoyer leurs enfants à l'école.
Rançon VIP
Les ravisseurs visent aussi ceux qui jouissent d'un statut particulier, comme les prêtres, les religieuses ou les hommes et femmes politiques, pour récupérer une rançon bien plus élevée, explique l'analyste en sécurité Kabir Adamu de Beacon Consulting.
Fin mars, des hommes armés ont par exemple enlevé des dizaines de passagers du carré VIP d'un train en partance de la capitale Abuja vers le nord-ouest. "Fin juillet, 37 otages ont été libérés pour des sommes démarrant à 100 millions (de nairas, 230.000 euros) par personne", affirme un rapport du cabinet de conseil nigérian SBM Intelligence.
Ceux qui ont les moyens ont tout simplement arrêté de prendre le train ou la route et n'utilisent plus que l'avion pour se déplacer, créant ainsi un cercle vicieux dans lequel certaines régions du pays sont abandonnées aux bandits qui s'en prennent aux communautés rurales les plus pauvres.
Pour payer, beaucoup sont obligés de vendre leurs maisons, leurs biens et leurs terres. Car pour un agriculteur, la rançon se situe "entre 200.000 et deux millions de nairas (470 et 4.700 euros)", indique l'analyste M. Adamu. Les ravisseurs demandent même parfois de la nourriture, des téléphones, des motos ou des lunettes de soleil.
Une situation qui aggrave également l'insécurité alimentaire dans les régions reculées. "Les gens ne vont plus aux champs parce qu'ils ont peur des kidnappings. L'économie rurale est complètement paralysée", souligne Murtala Rufa'i, professeur à l'université Ousmane Dan Fodio (nord), spécialiste du banditisme.
Dans la première économie d'Afrique, les entreprises souffrent aussi. La menace des enlèvements est "un cauchemar", se lamente un cadre d'une entreprise de construction présent au Nigeria depuis deux décennies.
"Les conséquences sur le business sont énormes (...) à cause du coût de la sécurisation de nos actifs", insiste-t-il sous couvert de l'anonymat. "J'ai des chantiers gardés par 30 soldats la nuit". En partie justement parce que l'insécurité fait fuir les investisseurs, les forces de sécurité nigérianes se disent "pressées" d'enrayer les kidnappings.
Or, celles-ci sont sous-équipées, sous-payées -quand elles le sont- et peinent à faire baisser les violences. Dans leur lutte contre les bandes armées du nord-ouest et du centre, elles ne parviennent que difficilement à accéder aux forêts, repaires des bandits.
"Plan Marshall"
Ahmad Gumi, éminent cheikh basé dans l'Etat de Kaduna, soutient que d'autres solutions existent pour mettre fin aux violences, notamment un "plan Marshall" pour les bandits. Selon lui, les criminels sont avant tout animés par un sentiment d'injustice, beaucoup ayant perdu à l'origine des biens et des proches dans des conflits inter-communautaires. Et quand "les bandits se rendent et déposent les armes, il n'y a pas de réhabilitation, pas d'école, rien du tout, donc ils y retournent", insiste-t-il.
Musa, ancien bandit qui ne veut pas être cité par son vrai prénom, explique qu'il a rejoint un gang après s'être fait voler ses vaches par des bandes criminelles du nord-ouest. "Personne ne m'a forcé (à les rejoindre) mais quand tu n'as rien, tu te retrouves désespéré", raconte le quadragénaire de l'Etat de Zamfara. Pendant quatre ans, il a aidé à organiser des attaques mais très vite, "c'est devenu: 'soit tu es avec nous, soit contre nous'. C'est à ce moment-là que j'ai décidé de partir", dit-il.
Les Nigérians devraient arrêter de percevoir "les kidnappings comme un mode de vie ou un moyen de survivre", lance Peter Afunanya, porte-parole des services de sécurité de l'État (DSS). Mais, quand sept Nigérians sur dix ont moins de 30 ans et que le taux de chômage des jeunes atteint les 42%, certains sont prêts à tout pour gagner de l'argent.
Le professeur Rufa'i abonde: "Le niveau de pauvreté et de chômage est à la hausse, et la possibilité que davantage de personnes rejoignent les kidnappeurs est très claire."