Au Tchad, sous la férule du président Idriss Deby Itno, manifester son mécontentement face aux difficultés de la vie quotidienne et la "mauvaise gouvernance" reste un pari risqué.
Depuis janvier, la grève du secteur public est relativement bien suivie, mais les appels à manifester des syndicats, étudiants, société civile ou partis d'opposition, le sont peu, par crainte de la répression des forces de l'ordre déployées en grand nombre dans les rues de N'Djamena.
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Le régime, en lutte contre le groupe jihadiste Boko Haram - basé au Nigeria mais qui étend ses actions violentes aux pays voisins, dont le Tchad - met en avant le risque représenté par les rassemblements de foule et les marches d'opposants.
"Des terroristes, des voyous, peuvent être dans la marche", a récemment déclaré Ahmat Bachir, ministre tchadien de la Sécurité.
Plusieurs centaines de manifestants ont été arrêtés depuis fin janvier, pour la plupart relâchés après avoir passé quelques heures en garde à vue ou déférés au Parquet.
La semaine dernière, dix partis d'opposition qui avaient appelé à manifester à N'Djamena ont été suspendus pour "trouble à l'ordre public".
'Peur sur la ville'
"La peur règne sur la ville", affirme Mahamat (nom d'emprunt) qui habite la capitale tchadienne depuis plus de 40 ans. "Malgré les frustrations, les gens ne veulent pas se faire arrêter, enlever, torturer".
Selon un récent rapport d'Amnesty international, la répression s'est accentuée au Tchad depuis 2016 où l'Agence nationale des renseignements (ANS) joue un rôle central, selon l'ONG.
L'ANS "reproduit certaines pratiques obscures du passé, notamment les arrestations arbitraires, la détention au secret", selon Amnesty. Une référence à la tristement célèbre Direction de la documentation et de la sécurité (DDS) de l'ex-pésident Hissène Habré, renversé par Idriss Deby Itno en 1990 et condamné en 2016 par un tribunal spécial à Dakar à la perpétuité pour crime contre l'humanité.
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"Depuis deux semaines, on assiste à ce qui s'est passé sous Habré", en particulier les arrestations à domicile, "dans les chambres", témoigne à l"AFP Clément Abaifouta, président du collectif des victimes d'Hissène Habré.
Ce quadrillage de N'Djamena par les "espions" du régime et les forces de sécurité encourage les rumeurs d'infiltration des groupes d'opposants. "On se méfie entre nous-mêmes", reconnaît un militant des droits de l'homme qui a préfèré l'exil et l'anonymat.
En dépit de ce climat pesant, le Tchad connait pourtant depuis trois ans "une montée en puissance des mouvements sociaux et des contestations populaires qui se détachent des oppositions politiques et des groupes rebelles armés", assure le sociologue tchadien Appolinaire Rititingar.
Mouvement "Iyina"
Avec le mouvement "Iyina" (Ça suffit), les jeunes tchadiens ont voulu imiter les jeunes sénégalais et burkinabè de "Y'en a marre" et du "Balai citoyen".
Ces deux mouvements ont joué rôle déterminant sur la scène politique de leurs pays respectifs contre les pouvoirs aujourd'hui déchus des ex-présidents Abdoulaye Wade et Blaise Compaoré.
Mais au Tchad, outre la répression, "nous manquons d'unité dans la contestation et les appels à manifester, beaucoup de nos leaders la jouent solo", admet un acteur de la société civile qui préfère rester anonyme.
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De plus, estime Evariste Ngarlem Tolde, politilogue à l'université de N'Djamena, "la société civile tchadienne n'a pas de base sociale, elle n'a pas fait ce travail de sensibilisation comme dans d'autres pays".
"Les gens, souvent, ne comprennent même pas le pourquoi des actions de la société civile", selon M. Rititingar. Près de la moitié des Tchadiens vivent sous le seuil de pauvreté et "au jour au jour", ajoute-t-il.
Alors, "un jour, ça va [exploser, ndlr] d'un seul coup", veut croire mi-inquiet, mi-joyeux, Abakar (nom d'emprunt), un habitant de N'Djamena.
Avec AFP