Bien que les élections soient en cours, la démocratie attendra en Somalie

Le président Hassan Sheikh Mahamud vote dans un bureau en 2012, année de son élection.

Avec ses urnes en plastique scellées, ses bulletins de vote et ses cartes d'électeurs soigneusement poinçonnées par les assesseurs, les élections somaliennes débutées fin octobre offrent tous les signes extérieurs d'un scrutin démocratique. Mais à bien y regarder, l'analogie s'arrête là.

Baïdoa (ouest), 16 novembre. Abdiweli Ibrahim Ali Cheikh Mudey, ministre au gouvernement fédéral, est élu député à l'unanimité par 51 représentants du clan Reer Aw Hassan.

Parmi les votants, 15 femmes visiblement enthousiastes. "Nous avons voté pour l'homme le plus beau!", s'exclame l'une d'elles. M. Mudey, lunettes de soleil "aviateur" et guirlande mauve autour du cou, affiche un large sourire.

"C'est un processus unique, et il doit être analysé comme tel", soutient à l'AFP Deqa Yasin, vice-président du Conseil électoral somalien.

Seuls 14.025 des quelque 12 millions de Somaliens participent en fait à l'élection de 275 députés au cours d'un processus électoral étalé sur plusieurs semaines et maintes fois retardé. Ces députés, avec 54 sénateurs déjà nommés, choisiront le président, à une date encore indéterminée.

Le suffrage universel avait pourtant été promis aux Somaliens.

Mais cet engagement a été abandonné en 2015 en raison de luttes intestines et de tergiversations politiques combinées à une insécurité chronique due principalement aux islamistes shebab affiliés à Al-Qaïda, qui contrôlent de larges zones rurales et frappent régulièrement la capitale Mogadiscio.

Progrès indéniables

En l'absence de partis politiques, le clan reste au coeur du processus: à travers le pays, 275 "collèges électoraux", tous composés de 51 membres choisis par les aînés du clan ou du sous-clan, choisissent chacun un député. Et le recours aux bulletins de vote relève régulièrement du simple exercice protocolaire, la victoire ayant souvent été négociée en amont.

Michael Keating, plus haut représentant de l'ONU en Somalie, décrit l'élection comme "un processus politiquement négocié visant à déterminer si et comment un transfert pacifique du pouvoir politique est possible". Incapable de réprimer un soupçon de fatalisme, il liste "des intimidations, des candidats empêchés de se présenter ou empêchés de se rendre physiquement à certains endroits, beaucoup d'argent qui passe de main en main".

Et pourtant, ce processus bâtard représente une forme de progrès dans un pays déchiré par la violence et la guerre civile depuis 25 ans. Les autorités aiment à le rappeler: il est environ 100 fois plus inclusif qu'en 2012, lorsque 135 aînés avaient désigné l'ensemble des députés.

"C'est la première fois que nous voyons des gens choisir leurs candidats", remarque Mohamed Abdi Omar, un aîné de Baïdoa, tandis que Halima Suleiman, une femme de 31 ans ayant voté pour M. Mudey, en est convaincue: "ma voix a compté lors de ces élections".

Le scrutin a par ailleurs lieu à travers le pays, signe que le fédéralisme introduit ces dernières années permet de s'éloigner progressivement de l'époque où détenir le pouvoir à Mogadiscio signifiait contrôler le pays.

Les Somaliens s'étaient pressés dans les bureaux de vote en 1969, mais la guerre civile déclenchée en 1991, les chefs de guerre et les insurgés islamistes ont empêché depuis toute élection digne de ce nom. Depuis 2000, des gouvernements de transition ont été formés à l'étranger jusqu'à ce qu'en 2012, l'actuel parlement soit nommé à Mogadiscio.

Jeu réservé aux élites

Transpirant abondamment dans un costume trop large, Mohamed Nur était le seul candidat à la députation du clan Shambara dans la ville portuaire de Kismayo (sud). "Le jour avant l'élection, nous avons mené des consultations et le reste des candidats a accepté de soutenir ma candidature", explique-t-il.

Sur fond de rumeurs de trucage et de corruption, d'autres à Kismayo doivent encore se livrer à cet ersatz d'exercice démocratique. Les aînés du clan Rer Hassan, passablement courroucés, ont entendu dire que plus de la moitié de leurs délégués auraient été remplacés et ne peuvent plus voter.

Les responsables électoraux "tentent de voler notre vote", enrage Dubadh Isaac Mohammed, un aîné à l'oeil vitreux et à la barbe roussie par une teinture traditionnelle au henné, demandant à voir la liste officielle des votants.

Face à lui, le président de la branche locale du Conseil électoral, Ali Abdi Raghe, rejette en bloc ces accusations. Tout comme son alter-ego à Baïdoa, M. Raghe est un proche allié du président de sa région, alimentant sans surprise les soupçons d'un scrutin biaisé.

Les autorités ont beau considérer cette élection comme "plus légitime" qu'en 2012, elle reste un jeu réservé aux élites auquel les Somaliens ordinaires n'ont même pas l'illusion de pouvoir jouer. Et M. Keating de noter: "Que vont-ils obtenir de ce processus? La question est légitime, et il est très difficile d'y répondre".

Pour le suffrage universel, les Somaliens attendront encore quatre ans. Si tout se passe comme prévu.

Avec AFP