"Je suis né dans cette ville il y a 41 ans. J'ai passé toute ma vie ici. Même si mes parents sont venus de Kano (dans le Nord musulman), c'est chez moi", raconte M. Tanko à l'AFP, assis devant un amas de décombres.
Le mois dernier, une dispute entre une femme yorouba et un commerçant haoussa - parmi les principaux groupes ethniques au Nigeria - a déclenché de violents heurts entre les deux communautés.
La police a recensé 46 morts et une centaine de blessés. Mais les habitants et experts interrogés par l'AFP affirment que le bilan est bien plus élevé et pourrait atteindre les 200 morts - pour l'immense majorité des Haoussa.
"Il est très difficile d'avoir un chiffre exact, car les familles (musulmanes) ne vont pas dans les morgues, elles enterrent elles mêmes leurs morts", explique Gbemisola Animasawun, chercheur du Centre pour la paix et les études stratégiques, qui revient tout juste d'Ile-Ife.
"L'essentiel des victimes étaient haoussa, ça je peux le confirmer. Les gens ont été tués dans leurs maisons et la situation est toujours très tendue", poursuit-il.
M. Tanko ouvre la marche à travers Sabo pour montrer l'étendue des dégâts. Partout, des maisons et des magasins ont été pillés et saccagés. Des camions blindés rouges des services de sécurité continuent leurs patrouilles, un mois après les événements.
"Ca, c'était la maison de mon père", indique l'homme, pointant du doigt des amas de briques noircies par les flammes et des restes de mobilier cassé.
Pour lui, le "carnage" du 8 mars reste incompréhensible. "Bien sûr, nous ne sommes pas d'accord sur tout. Mais on a toujours réussi à vivre ensemble, on se marie entre nous, on fait du commerce", se désole-t-il.
Pour Hadi Ali, un tailleur de 48 ans, ces violences sont surtout le fait de groupes de jeunes organisés en gangs qui font la loi dans la ville.
"Tout a commencé par un simple accrochage", raconte-t-il. "Mais le lendemain, le mari de la femme a mobilisé ses gars qui ont mené les tueries et les pillages."
Il croit lui aussi à un nombre bien plus élevé de victimes que les chiffres officiels.
"Tous les jours, des gens viennent me voir pour savoir si je n'ai pas vu untel ou untel. Il y a beaucoup de disparus", affirme M. Ali. "D'autres ont fui car ils ont peur d'être attaqués à nouveau."
Raisons économiques
Au sein de la communauté yorouba, les dirigeants veulent toutefois jouer la carte de l'apaisement.
"Nous avons vécu en paix avec les Haoussa depuis qu'ils sont arrivés ici à la fin du XIXe siècle" pour faire du commerce, explique à l'AFP Bashiru Awotorebo, ancien ministre originaire de la région.
Un message relayé par le roi d'Ife, l'ooni, l'une des figures traditionnelles les plus importantes du Nigeria. Il a réuni un comité de chefs traditionnels à plusieurs reprises depuis mars pour "éviter qu'un tel incident se reproduise", relaye son conseiller Idowu Adediwura.
Mais cela ne suffira sans doute pas à calmer le ressentiment au sein des deux communautés. Olajire Awowoyin, membre du groupe Ife Progressive Forum, dénonce l'arrivée "d'étrangers" venus du Tchad et du Niger et accueillis avec trop de clémence, selon lui, au sein des quartiers haoussas.
Comme beaucoup, il se sent également lésé par les services de sécurité qui ont procédé à 20 arrestations au lendemain du massacre, uniquement au sein de la communauté yorouba, les accusant d'être "de parti pris".
Mais les causes de ces tensions interethniques, qui s'intensifient à travers le Nigeria depuis un an, sont davantage à chercher dans la situation socio-économique difficile que traverse le pays depuis son entrée en récession en 2016.
La géant ouest-africain, qui compte plus de 250 groupes ethniques différents, est surtout divisé entre un Nord musulman et un Sud chrétien aux réalités très contrastées.
"Partout, lorsqu'il y a des problèmes économiques, cela engendre des tensions sociales", analyse Dapo Thomas, professeur à l'Université de Lagos, spécialiste de l'histoire du royaume yorouba.
"Les autochtones d'Ife ont le sentiment que les Haoussa, souvent des marchands et des petits entrepreneurs, profitent des opportunités d'emplois et de business", souligne-t-il.
Un sentiment exacerbé depuis l'arrivée au pouvoir en 2015 du président Muhammadu Buhari, peul musulman originaire du Nord, souvent accusé par les "sudistes" de privilégier les habitants de sa région.
Avec AFP