Quand la SNCF allait chercher des cheminots "aptes à tout" au Maroc

Environ 2.000 Marocains, "aptes à tout", ont été recrutés dans les années 1970 par la Société nationale des chemins de fer français (SNCF). Aujourd'hui "usés", plus de 800 d'entre eux espèrent faire condamner définitivement la SNCF pour discrimination.

Après moult renvois et, pour certains plus de dix ans de procédure, la plupart des 848 "Chibanis" (cheveux blancs en arabe) poursuivant la SNCF avaient obtenu gain de cause devant la justice française en septembre 2015. Mais l'entreprise a fait appel de cette décision qui la condamnait à plus de 170 millions d'euros de dommages et intérêts.

Lors du réexamen du dossier en mai 2017, quelques anciens salariés avaient été autorisés à s'exprimer au nom des autres. "On est là pour défendre notre honneur" car "la SNCF a profité de nous", a dit l'un deux, ému aux larmes en évoquant le moment où il a découvert le montant de sa retraite, inférieure à celle de ses collègues français.

"On travaillait comme des moutons" et "j'ai baissé la tête parce que j'avais une famille sur le dos", a expliqué un autre.

La plupart ont connu le même parcours, recrutés directement au Maroc par la SNCF dans les années 70.

En manque de main d'oeuvre, la SNCF a pu alors embaucher à grande échelle pendant plusieurs années en vertu d'une convention signée en 1963 entre la France et le royaume fraîchement indépendant. Environ 2.000 recrues marocaines ont été recensées par l'association des Chibanis.

Les sélections et visites médicales étaient organisées surtout dans les régions qui avaient fourni des hommes vaillants lors de la Seconde guerre mondiale.

Leur contrat signé à l'Office national de l'immigration à Casablanca, beaucoup sont arrivés à la gare d'Austerlitz à Paris, après quatre jours de bateau et train, "un voyage inoubliable avec neuf autres Marocains" pour Abdelghani Azhari, envoyé ensuite à la gare de triage d'Achères, en banlieue parisienne.

'Jeunes et forts'

"On calait les wagons. C'était dur l'hiver de faire l'attelage des trains de 700 mètres mais quand il fait chaud c'est pire", avait-il témoigné à l'AFP en 2015. Logés dans un foyer préfabriqué, "on était des cheminots aptes à tout, disponibles à Noël".

"On roulait en 3x8 mais on ne craignait pas le travail. On était jeunes et forts. On nous avait triés sur le volet", se rappelle également Abdel (prénom modifié), débauché d'un village minier de l'Atlas pour atterrir lui aussi en banlieue de Paris, à Villeneuve-Saint-Georges.

Agent "de mouvement", "reconnaisseur", "aiguilleur", "au charbon" ou "au graissage", il a enchaîné les postes. "On a fait le même boulot mais on n'avait pas les mêmes avantages que les collègues français pour la retraite, la médecine ou les jours de carence", poursuit ce Franco-Marocain resté contractuel de droit privé. Après sa naturalisation, il était "trop vieux" pour décrocher le "statut" particulier des cheminots.

"Frustré", il se plaint d'avoir été plusieurs fois refoulé à des examens internes, "attend qu'on (lui) explique les raisons de ce gâchis, pourquoi j'ai été bloqué alors que les collègues pouvaient évoluer".

Une partie des cheminots marocains ont raccroché à 55 ans, "usés". "Je n'en pouvais plus, j'étais blessé des pieds à la tête alors je suis parti en 2010 quand ils m'ont proposé une prime de 16.000 euros", confie Aziz (prénom modifié), entré en 1974. Il dit avoir eu "un grand choc" en découvrant le montant de sa retraite de base: "1.004 euros".

Lors de l'examen en appel du dossier, la DRH de SNCF Mobilités a présenté à tous ses anciens salariés son "plus profond respect" et sa "reconnaissance" mais a nié les avoir "traités de façon différente".

"Des situations de discrimination pourront être retenues par votre cour", avait au contraire estimé l'avocat général. Le jugement est attendu mercredi à 12h30 GMT.

Les "Chibanis" ont "bon espoir" de l'emporter, mais "l'ambiance est fébrile" car "ils attendent ça depuis des années", a déclaré auprès de l'AFP leur avocate, Clélie de Lesquen-Jonas.

Avec AFP